Papier de position sur le travail du care

19.02.2019

Adopté à l'Assemblée annuelle du 9 février 2019 à Berne

Partie 1 : Qu’est-ce que le care ?

Thèse 1 : Le care permet la vie humaine.

« Le care signifie permettre et assurer la viabilité de la vie humaine ; s’occuper des autres et de soi-même ; préparer le dîner et faire la vaisselle ; langer les plus jeunes ; prendre soin des plus âgé-e-s ; réconforter dans ses bras les plus tristes ; soigner les plus malades. Sans le care, la société s’effondrerait sur elle-même en un claquement de doigts. Et pourtant, le secteur du care est totalement ignoré par la réflexion et la recherche économique. »1

Le care ne comprend pas seulement les soins et l’accompagnement d’individus, mais aussi toutes les activités préalables et nécessaires à ces tâches : faire le ménage, cuisiner ou encore faire du travail d’entretien. Il peut être sans autres affirmé que le care englobe toutes les petites et grandes contributions à la production et au maintien de la vie humaine : notamment le fait de donner la vie à un enfant, d’entretenir ses relations sociales, de partager sa culture ou de protéger l'environnement.

Finalement, savoir si une activité peut être considérée comme faisant partie du care ou pas n’est pas très important. C’est la dimension macroéconomique de ces occupations qui est primordiale.

Thèse 2 : L’économie du care est l’angle mort des théories économiques néoclassiques et marxistes

La dimension macroéconomique du care est l'économie du care. Cette dernière n'est ni traitée par les théories économiques néoclassiques, ni par les marxistes. L’économie au sens global est souvent décrite comme « la production standardisée de biens et de services, dans les domaines de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, du secteur bancaire ou des assurances ou dans toutes branches d’activité économique. »2

Les théories économiques néoclassiques ne prennent en compte le care que lorsqu’il est rémunéré et fourni par l'État ou par des particuliers. Le travail non rémunéré est considéré comme une ressource donnée et infinie. Le fait que le travail du care ne soit pas considéré comme productif se vérifie par le fait qu’il n’est par ailleurs pas inclus dans le calcul du produit intérieur brut (PIB).

Marx, lui, parle bien du « travail de reproduction », mais il entend par ce terme : toute activité nécessaire à la préservation de la force de travail humaine. Il ne définit donc le travail de reproduction que par son rapport au travail salarié. Cependant, le care, comme expliqué plus haut, dépasse largement cette définition. Surtout, ce raisonnement amène à penser que les personnes non salariées ne sont qu’indirectement concernées par la lutte des classes et la problématique de l'accumulation capitaliste.

Thèse 3 : Sans le travail du care non rémunéré, le capitalisme ne pourrait survivre.

Cet angle mort des théories économiques classiques est d'autant plus étonnant que le capitalisme ne pourrait tout simplement pas exister sans le care. Une société ne produisant pas de masse travailleuse ne peut simplement pas dégager de profits. Bien que le travail du care ne soit pas payé et considéré par le capitalisme comme improductif, il constitue tout de même une condition indispensable, tout comme l'exploitation de la nature et des pays du Sud, à sa viabilité. Rappelons-le : le conflit entre le capital et le travail salarié est au cœur de l'analyse anticapitaliste. Seule l'exploitation du travail (rémunéré) permet l'accumulation du capital. Cet état de fait n'est néanmoins que la pointe émergée de l'iceberg. C'est également le travail des femmes*, celui des populations du Sud et l’exploitation de la nature qui rendent possible le système capitaliste d'accumulation. Ce n'est qu'en combattant sur tous les fronts, que nous ouvrirons la voie à un monde libre, égal et socialiste.

Les chiffres démontrent clairement que le capitalisme ne pourrait exister sans l'exploitation non rémunérée des femmes*. L'économiste féministe Mascha Madörin a prouvé que le volume de travail non rémunéré (le travail domestique, la garde des enfants, les soins aux proches, l'engagement civique) est supérieur au volume de travail rémunéré3. Par ailleurs, une grande partie de ce travail est assurée par des femmes*. Si un jour, ce travail devait venir à être payé à valeur marchande, notre système économique s’écroulerait. Par exemple, le travail non rémunéré des femmes* représente une valeur de 242 milliards de francs suisses4, ce qui correspond à environ un tiers du PIB. Cette réalité n’est pas uniquement le fait de la Suisse, mais du monde entier. Il peut même aisément être supposé que dans les pays, dans
esquels le service public est moins développé, la valeur du travail non rémunéré est encore plus élevée.

Thèse 4 : Le problème, ce n’est pas que le capitalisme, mais également son
enchevêtrement avec le patriarcat.

Le capitalisme repose donc sur le care. Ce système économique n’est toutefois viable que par l’entremise de son enchevêtrement avec le patriarcat. La société dans laquelle nous vivons est définie, contrôlée et gérée par les hommes*. Le masculin est la norme. Tout ce qui est associé aux femmes* est systématiquement dévalué. Cela part du terme « con » utilisé comme insulte, alors qu’au départ il désignait le sexe de la femme, en passant par une division sexuée du travail, jusqu’à une sous-rémunération structurelle dans les secteurs féminins classiques, tels que les soins infirmiers. Le patriarcat et le capitalisme se nourrissent mutuellement. Le capitalisme est permis par le patriarcat, qui indique que le care doit être fait par amour et qu’il n'a donc pas besoin d'être bien payé (voire pas payé du tout). La perpétuation du patriarcat est, elle, assurée par le capitalisme, notamment par sa production de biens de consommation genré. Il paraît dès lors évident que le capitalisme et le patriarcat doivent donc être combattus ensemble.

Thèse 5 : Les femmes sont les révolutionnaires de notre époque.

En observant les luttes actuelles, il sera très vite conclu que le levier le plus intéressant à utiliser pour dépasser le capitalisme est celui du travail non rémunéré et donc principalement celui des femmes*. Une usine en grève peut être délocalisé. Si les femmes* refusent d’effectuer le travail du care, qu’est-ce qui pourra être délocalisé ? Ce n'est pourtant pas que pour des raisons pragmatiques que les femmes* doivent être considérées comme les révolutionnaires de notre temps. En effet, le dépassement du capitalisme favorisera sans aucun doute l'égalité, car la voie sera enfin libre pour mettre en place de profonds changements structurels (comme une réduction radicale du temps de travail) rendant possible une véritable égalité. Tout aussi radicaux que soient ces changements, ils ne suffiront cependant pas à la mise en place d’un monde véritablement égalitaire. À vrai dire, le patriarcat existait avant le capitalisme, tout comme le racisme et l'homophobie. Si une attention toute particulière n'y est pas prêtée, ils continueront d’exister après l’effondrement du capitalisme. Le patriarcat ainsi que tous les autres systèmes d’oppression doivent être combattus avec la même intensité que le capitalisme. Les luttes antisexistes, antiracistes et anti-homophobes y apportent une contribution décisive. Une lutte orientée uniquement sur le travail salarié est réactionnaire et ne conduira pas à la libération de toutes et tous, mais seulement de celles et ceux qui gagnent déjà de l'argent pour leur travail.

Partie 2 : Comment nous organiser ?

Thèse 6 : Le care est en crise.

Trois évolutions de la société permettent d’affirmer que le care va très prochainement vivre une période de crise particulièrement grave : premièrement, le demande de care ne cessera d’augmenter, car les êtres humains vivent de plus en plus longtemps. Deuxièmement, les femmes* ne peuvent et ne veulent plus prendre en charge le care de manière non rémunérée. Elles ne sont plus disposées à passer leur vie dans la cuisine et la situation financière précaire de nombreux ménages ne permet simplement plus de se passer d’un revenu. Toutefois, ces évolutions ne suffiront pas elles-mêmes pour provoquer une crise du care.
« Une telle crise ne se produira que dans les sociétés ne disposant pas de structure appropriée pour appréhender avec succès ces changements souhaitables à bien des égards. Ces derniers offrent un certain nombre d'opportunités : l’élargissement du cadre familial, la professionnalisation du care, le soulagement des relations privées et la diversification des modes de vie. Les sociétés doivent donc massivement investir dans un secteur du care solidaire et performant et fournir les fonds publics nécessaires à sa réalisation. »5
Ce type de structure, le système capitaliste n’est pas capable de les créer et ne le fera jamais. Bien au contraire, le fameux cycle néolibéral « réductions d'impôts → déficits publics → cure d’austérité → budget équilibré → réductions d'impôts » s'attaque activement à ce genre de structure et ne fait qu’empirer la crise du care. En outre, les premiers domaines démantelés sont souvent ceux du care (les services hospitaliers ou la prise en charge d'enfants par exemple). Ce genre d’action publique a pour conséquence de transférer des d’activité du secteur rémunéré vers celui du non rémunéré. Les politiques publiques, décrites ci-dessus, conduisent à une forte précarisation des femmes*, car ce seront elles qui s’occuperont en majorité de ces tâches désormais non rétribuées. Par conséquent, l’organisation du care dans la société est une question se posant de toute urgence.

Thèse 7 : Une offre de base gratuite de care est nécessaire.

Le care est nécessaire à la perpétuation de la société. C'est pourquoi c’est la société qui doit en assumer la responsabilité. Un réseau de services de care de qualité, construit et financé solidairement et couvrant l'ensemble du territoire est nécessaire. Des structures de prise en charge d'enfants ou de personnes doivent, par exemple, être mises en place. Le care, même rémunéré, ne doit néanmoins pas être simplement refourgué au groupe social le plus précaire, comme c'est le cas actuellement. Pendant que les femmes* blanches des classes moyennes à supérieures travaillent, le care est pris en charge par des migrantes* sous-payées et travaillant dans des conditions misérables. Le care doit être bien payé et correctement protégé par le droit du travail.

Thèse 8 : Une partie du care sera toujours privé. L’essentiel, c’est sa répartition.

Le care ne peut et ne doit pas être totalement externalisé. Lire un conte à un enfant à l’heure du coucher, faire la vaisselle ou réconforter sa meilleure amie seront toujours des activités privées. L’essentiel, c’est que ces tâches soient responsablement et équitablement réparties entre les sexes et que leurs pratiques n'entraînent aucun désavantage financier. Les stéréotypes sexistes, les mauvais salaires des femmes* et le manque de structures font que ce sont encore surtout les mères* qui réduisent leur temps de travail en faveur du care non rémunéré. C’est pourquoi une réduction radicale du temps de travail à salaire égal, une égalité salariale globale, une reconnaissance du travail non salarié dans tous les systèmes de sécurité sociale et un changement radical de l’image de la masculinité et de la féminité sont nécessaires.

Partie 3 : Que faire ?

Thèse 9 : Lutte féministe et de classe pour le temps de travail

La lutte pour une réduction radicale du temps de travail sera la bataille décisive des années et des décennies à venir, car elle unit les combats féministes et anticapitalistes. Premièrement, répartir les tâches rémunérées et non rémunérées est fondamental pour atteindre l’égalité entre les sexes. La réduction du temps de travail est la meilleure et la plus rapide des manières d’atteindre cet objectif. En effet, la réduction du temps de travail à salaire égal signifie que les femmes* n'auront plus à réduire leur charge de travail en faveur du care, et que les hommes*, qui jusqu’à présent ne pouvaient ou ne voulaient pas réduire leur temps de travail pour des raisons financières ou structurelles, en auront désormais la possibilité. Deuxièmement, la réduction du temps de travail est une attaque directe contre le système
capitaliste, parce que celle-ci redistribuerait les profits, voire les ferait complètement disparaître.

Thèse 10 : Soutien des mouvements féministes radicaux d’ici et d’ailleurs !

Le mouvement féministe est actuellement le plus grand mouvement social du monde. Il est né dans les cuisines et dans les rues du monde entier et questionne, entre autres, la manière dont le travail nécessaire au fonctionnement de la société devrait être distribué. Il est particulièrement important que ce mouvement ne lutte pas que pour une simple représentation des sexes dans les organes du pouvoir, mais qu'il remette plutôt en question ce pouvoir même. Pour reprendre les mots de Laury Penny : « les féministes carriéristes sont occupées à lutter pour une plus forte représentation des femmes dans les conseils d'administration, mais le principal problème, c’est qu’il y a trop de salles de conseil d’administration et qu’aucune d'entre elles n'est en train de brûler. »6

1 Iris BISCHEL, Lilian FANKHAUSER, Tina GOETHE, Christine MICHEL, Beat RINGGER, Annemarie SANCAR

2 https://www.woz.ch/-3fb8 [n.d.t. citation]

3 MADÖRIN 2007 et OFS 2015.

4 http://wide-switzerland.ch/wp-content/uploads/2016/10/2017_Diskussionspapier-Altersvorsorge2020.pdf?fbclid=IwAR1hkoigfu10BfOqv68_lok3yYrXKsBzmjfqwB3vY4mU-oVs0H1mRzQectY

5 It’s the care, stupid!, op. cit. [n.d.t. citation traduite librement].

6 Laurie PENNY, Unsagbare Dinge.