Résolution approuvée lors de l’Assemblée Annuelle extraordinaire de la JS Suisse du 29 juin 2024 à Soleure
Le travail de care[1] est absolument nécessaire au maintien de notre société. Cependant, la Suisse, comme beaucoup d'autres États industriels du Nord global, traverse actuellement une crise du care. Les besoins en matière d'accompagnement et de soins ne sont pas remplis, et les conditions du travail de soins rémunéré si mauvaises qu'elles entraînent une charge physique et psychique extrêmement lourde, inhumaine et ayant un impact néfaste sur la santé.
La crise du care concerne aussi bien les salarié·es que le travail de care non rémunéré et a des origines diverses. Le système capitaliste compte sur le travail de care non ou mal rémunéré des personnes FLINTA. Dans le modèle bourgeois de la famille nucléaire, l'homme va travailler pour produire autant que possible et sa femme reste à la maison et prend en charge le travail de care sans rémunération. Au cours du 20e siècle, l'économie capitaliste a eu besoin de davantage de force de travail et a donc mis au travail les femmes à des postes salariés. En parallèle, l'augmentation de l'espérance de vie moyenne a entraîné une hausse de la demande de soins et de services d'assistance. Cette évolution a causé un "déficit de soins", la société ne disposant pas de suffisamment de ressources de care. En conséquence, le travail de care des ménages disposant des ressources financières nécessaires a été en partie transféré à des personnes FLINTA mal payées, le plus souvent migrantes. Dans les familles qui ne peuvent pas se permettre de payer une aide ménagère, une nounou ou une femme de ménage, pèse sur les personnes FLINTA la double charge du travail salarié et du travail de care non rémunéré. Au lieu de repenser les structures de care et de les mettre en place dans l'intérêt de toutes et tous, le système s'appuie sur l'exploitation des personnes FLINTA, les migrantes en première ligne.
Migration du care
En raison des mesures d'austérité néolibérales et de la pression sur les coûts dans le secteur de la santé publique, de plus en plus des prestations de soin sont déléguées du secteur public au privé. En conséquence, la demande en travail domestique rémunéré — personnel de nettoyage, nounous et aides aux personnes âgées — augmente. De ce besoin ressort un marché du travail spécial pour les migrant·es du care. Nombre d'entre elles sont des femmes originaires d'Europe de l'Est ou d'Amérique latine, souvent sans statut de séjour régulier. Les conditions d'emploi des migrant·es de care ne sont en grande partie pas encadrées par des conventions collectives de travail ni par des dispositions légales suffisantes. Ce statut juridique précaire et l'absence de protection sociale les exposent à une exploitation extrême. Le travail dans les ménages privés est également l'un des secteurs de travail les plus touchés par la traite d'êtres humains en Suisse[2].
Les migrant·es du care d'Europe de l'Est pratiquent généralement une sorte de migration pendulaire : elles travaillent et vivent quelques mois en Suisse dans le ménage d'une personne nécessitant des soins (souvent touchées de démence) avant de retourner dans leur pays de départ, pour répéter ensuite ce processus après un certain temps en revenant travailler en Suisse. Pendant leur temps en Suisse, elles fournissent une assistance 24 heures sur 24, se tenant à disposition en continu, et sont en échange logées et payées. Leurs revenus sont généralement très bas et ces femmes sont donc extrêmement dépendantes de leurs employeuse·eurs, car une perte d'emploi signifierait automatiquement une perte de logement — l'une des raisons centrales de l'importante propagation de la traite des êtres humains dans ce secteur. En outre, nombre de ces femmes sont socialement isolées et ne maîtrisent bien aucune des langues du pays en dehors des contacts avec la famille de l'employeuse·eur. Dans ce contexte de forte inégalité de pouvoir, d'isolement et de manque de moyens financiers, il est extrêmement difficile pour les travailleuse·eurs de faire valoir leurs droits ou de trouver un soutien à travers des réseaux sociaux. Bien que les migrant·es de care d'Europe de l'Est séjournent légalement en Suisse grâce à la libre circulation des personnes au sein de l'UE, il arrive fréquemment que ni les employeuse·eurs ni les agences ne déclarent l'emploi de ces femmes aux autorités. De ce fait, elles ne peuvent pas bénéficier de prestations sociales et ne sont pas non plus assurées contre la maladie ou les accidents. Cependant, l'accès à la justice est difficile même pour les personnes avec un statut de séjour régulier et un permis de travail, d'une part à cause des coûts d'éventuelles procédures et d'autre part à cause du manque de connaissances sur leurs droits dans la relation de travail. De plus, même un statut de séjour régulier ne protège pas contre les expulsions — dans le cadre de la libre circulation des personnes, un emploi ou l'indépendance financière sont la condition du droit de séjour en Suisse.
Migrant·es du care sans papiers
Beaucoup de migrant·es du care sans papiers vivent dans le même ménage que la personne dont elles s'occupent. Cela renforce leur dépendance à leurs employeuse·eurs, la perte de leur travail entraînant un renversement de toutes leurs conditions de vie. Elles ne peuvent recevoir aucune protection étatique ou sociale et sont énormément pénalisées pour la recherche d'un nouveau travail ou logement. La plupart des migrant·es du care sans papiers ne vivent cependant pas sur leur lieu de travail et travaillent simultanément au sein de plusieurs ménages : 5 environ en moyenne, mais aussi régulièrement 10 ou plus. Elles ne sont pas payé·es pour le travail logistique d'alternance entre les différents lieux de travail et pour les longs trajets qui les séparent. Il n'est pas rare non plus que des missions soient annulées à la dernière minute. Cette situation exige non seulement une grande flexibilité de la part des femmes, mais entraîne également une grande précarité économique.
La situation professionnelle des femmes sans papiers en Suisse a aussi de lourdes conséquences sur leur santé. D'une part, leur dur travail quotidien entraîne des problèmes physiques, et d'autre part le stress causé par l'insécurité légale dans laquelle elles se trouvent cause fréquemment des douleurs chroniques ou des problèmes de santé mentale. Bien que les conditions dans lesquelles elles travaillent les rendent malades, les migrant·es du care sans papiers ne peuvent pas se permettre de maladies. Quand elles sont malades, leur revenu est complètement coupé car elles ne sont pas assurées contre la perte de gain. En raison de leur couverture sociale si faible et leur manque d'économies pour la majorité, la maladie menace également toutes leurs conditions de vie.
Chaînes d'approvisionnement mondiales du care
De plus en plus de femmes deviennent migrantes du care dans le monde en raison de conditions de vie précaires et d'une absence de sécurisation de leur cadre d'existence dans leurs pays d'origine. Elles doivent donc la plupart du temps laisser leur propre famille et leurs enfants, qui nécessiteront à leur tour un accompagnement qui sera pris en charge par leurs autres parents, voisin·es ou femmes de ménages encore plus pauvres dans leur pays d'origine. Cela entraîne une dépendance mondialisée similaire aux autres chaînes d'approvisionnement, que l'on peut voit comme une chaîne d'approvisionnement mondiale du care. Enfin, ces dépendances relèvent d'un rapport colonial : en lieu et place de matières premières, c'est un bien social, le travail de care, qui est approprié par les pays occidentaux du Nord global.
Les migrant·es du care comblent le déficit de soins causé par les mesures d'austérité néolibérales et le démantèlement de l'État social dans les pays occidentaux. La Suisse profite ainsi d'une main-d'œuvre bon marché, tandis que la reproduction sociale et culturelle se fait dans les pays d'origine de ces migrant·es du care. Ce ne sont pas seulement la constitution et la pérennisation de la force de travail qui sont délocalisées[3], mais aussi les coûts de protection sociale[4]. La Suisse ne prend pas non plus en charge les coûts de formation, les pertes de revenus ou la prise en charge des migrants de care dans leur vieillesse. La crise du care en Suisse est donc transférée dans d'autres régions par le biais du mécanisme des chaînes de soins globales.
Le système capitaliste ne fonctionne que par l'exploitation du travail féminin et migrant
Notre société ne se perpétue qu'appuyée sur le travail féminin et migrant, souvent non rémunéré ou sous-payé car le capitalisme dépend de cette exploitation. Tant que la femme continue de fournir le travail de care dans le modèle bourgeois de la famille nucléaire, l'homme peut fournir un maximum de travail rémunéré — travail qui pourra, lui, générer d'importants profits. Le bilan actuel du mouvement féministe en Suisse est d'avoir permis que davantage de femmes blanches obtiennent des salaires moyens ou élevés, mais au prix des femmes migrantes et identifiées comme telles. Plutôt que la Suisse et les autres États occidentaux industrialisés assument la responsabilité sociale du travail de care, celui-ci est assigné aux femmes migrantes. Cela renforce les inégalités entre les femmes et dévalorise encore davantage le travail de care.
Ça ne peut pas continuer comme ça ! Il nous faut service public de prestations de care de haute qualité qui couvre tous les besoins, constitué et financé solidairement. Le travail de care ne doit plus être externalisé mais doit être réintégré aux activités de la société. Le bien-être des personnes doit être au centre de l'économie et pas le profit des plus riches. Pour cela, nous devons sortir de la logique capitaliste du profit et limiter le travail productif au volume nécessaire pour une bonne qualité de vie au sein de la société. En raccourcissant la semaine de travail, nous pourrions répartir le travail de care de manière équitable entre les genres. Il nous faut un système qui accorde au travail de care le respect et la place qui lui sont dus et ne se base pas sur l'obligation pour les personnes FLINTA migrantes ou identifiées comme telles de le fournir dans des conditions précaires.
La JS demande donc :
- La mise en place, avec un financement solidaire, d'un service public de prestations de care de qualité et couvrant tous les besoins, dont les crèches, les structures d'accueil de jour et les offres de soin pour les personnes nécessitant une prise en charge.
- Un raccourcissement du temps de travail à 25 heures par semaine sans baisse des salaires.
- Un cadre légal clair pour encadrer les conditions de travail au sein des ménages privés et un office pour le contrôle du respect de celle-ci du côté des employeuse·eurs et des agences.
- Une possibilité de recours pour signaler les employeuse·eurs fautive·ifs sans courir de risque pour son statut de séjour.
- La régularisation de toutes les personnes résidant en Suisse sans autorisation de séjour.
- La liberté de mouvement et des droits d'établissement pour tout le monde et le découplement du respect des droits sociaux, politiques et économiques du statut de séjour.
- Une assurance sociale (santé, prévoyance vieillesse, etc.) transnationale pour les migrant·es qui vivent dans plusieurs états et donc sous plusieurs systèmes sociaux. Cela nécessite notamment l'extension des structures existantes au-delà des pays de l'UE/AELE.
Sources
- Sarah Schilliger (2021), Über die Systemrelevant migrantischer Arbeitskräfte, terra cognita, S. 36 - 38
- Ulrike Knobloch (2013), Sorgekrise. Ein Handbuchartikel, Denknetz, (https://www.denknetz.ch/wp-content/uploads/2017/07/Knobloch_Sorgekrise.pdf)
- Sarah Schilliger (2013), Care-Arbeit - Kampf der Hausarbeiterinnen um transnationale Wohlfahrt und gleiche Rechte (https://www.researchgate.net/publication/317662692_Care-Migration_Kampf_der_Hausarbeiterinnen_um_transnationale_Wohlfahrt_und_gleiche_Rechte)
- Bea Schwager (2013), Prekäres Arbeiten als Sans-Papiers im Privathaushalt, Denknetz, (https://www.denknetz.ch/wp-content/uploads/2017/07/arbeit_ohne_knechtschaft_schwager.pdf)
- Uta Meier-Gräwe (2020), Wirtschaft neu ausrichten. Wege in eine care-zentrierte Ökonomie, (https://www.bpb.de/shop/zeitschriften/apuz/care-arbeit-2020/317855/wirtschaft-neu-ausrichten/)
[1] "Le travail de care décrit les activités de soin et d'attention à l'autre. Cela inclut la garde et l'éducation des enfants ou le soin au grand âge, ainsi que le soutien dans la famille, les tâches ménagères ou l'assistance entre amis." (https://www.bpb.de/themen/familie/care-arbeit/)
[2] On entend par traite d'êtres humains "le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement ou l'accueil de personnes en vue de leur exploitation par des moyens coercitifs". Les personnes concernées par cette réalité sont principalement des femmes migrantes. Beaucoup décident "volontairement" d'émigrer, mais sont trompées sur les possibilités ou les conditions de travail. Une fois arrivées en Suisse, elles sont poussées au travail par les menaces, la violence ou de supposées dettes et ainsi exploitées.
[3] Après deux à trois mois de travail 24 heures sur 24 dans un ménage suisse, il est courant que les migrant·es du care d'Europe de l'Est soient complètement épuisé·es et doivent se reposer au sein de leur famille dans leur pays d'origine.
[4] La délocalisation de la protection sociale se fait à la fois sur les femmes et leurs familles et sur les systèmes sociaux de leurs pays d'origine.