Prise de position de la JS Suisse adoptée lors de l’assemblée annuelle du 17-18 février à Bern Bümpliz (BE)
Notre vie et notre quotidien sont marqués par l’injustice. Nous vivons dans un système discriminant et hostile à l’être humain de manière générale. En tant qu’individus et en tant que société dans son ensemble, nous avons besoin de sécurité, même si les définitions respectives de celle-ci divergent. Nous voulons être protégé·es contre les agressions et l’injustice, que les dommages soient réparés et que la justice soit rendue. Ce besoin de sécurité et de justice porte comme une attente sur notre système judiciaire. La justice et donc ses institutions sont perçues comme des instances neutres. Selon l'article 8 de la Constitution fédérale, tous les êtres humains doivent être égaux devant la loi. Le système judiciaire est censé nous apporter à toutes et tous cette justice tant attendue lorsque nos droits sont bafoués. Mais contrairement à ces attentes, le système judiciaire ne nous offre aucune protection contre l'injustice et traite les personnes de manière inégale dans la droite continuité́ des structures d'oppression.Les injustices dans notre société, quelle que soit leur origine, sont même souvent renforcées par le système judiciaire, et c’est en son sein, devant les tribunaux, dans la police, dans les administrations, etc., que nous sommes systématiquement exposé·es à l’injustice. Il y a donc un écart considérable entre les attentes et la réalité en la matière. Une analyse plus approfondie du système judiciaire actuel s’impose donc pour pouvoir viser un monde plus juste.
C’est pourquoi ce papier de position s’intéresse au système judiciaire, sans doute l’institution majeure de l’État répressif. Par « système judiciaire », nous faisons référence dans ce document à tous les processus, institutions et administrations qui servent à l’élaboration, à l’application et à l’interprétation des lois et des droits. Cela inclut les tribunaux et les autorités de poursuite pénale, ainsi que les règles selon lesquelles ces institutions fonctionnent et selon lesquelles les personnes tentent d’« obtenir justice ».
Dans un système capitaliste, le système judiciaire a essentiellement deux fonctions pour l’État bourgeois : d’une part, il sert à maintenir et protéger les rapports de propriété et de force existants aussi bien qu’à réprimer toutes celles et ceux qui ne respectent pas les règles destinées à les protéger. D’autre part, le système judiciaire a pour but de réagir aux conflits au sein de la société et d’organiser la vie en communauté. Dans ce document, nous voulons montrer comment notre système judiciaire actuel contribue, de par son caractère systémique, à l’injustice et au maintien des structures d’oppression. L’interprétation et l’application du droit par les autorités judiciaires comme les tribunaux contribuent de manière significative à façonner l’ordre et les hiérarchies sociales. Nous concluons dans l’analyse suivante que le système judiciaire ne peut pas être réformé dans sa forme actuelle si nous voulons parvenir à une société juste et libre.
Notre objectif en tant que socialistes est de sortir du capitalisme et de tous les systèmes de domination et d’oppression. Nous pensons que tous les êtres humains méritent de vivre dans la dignité sans être exploités, mis sous tutelle ou opprimés[1]. Nous voulons transformer radicalement et durablement notre société et réorganiser notre vie en commun. Les conflits, qu’ils soient structurels ou interpersonnels, continueront toutefois d’exister à l’avenir et mettront également le nouvel ordre à l’épreuve. Pour permettre l’existence d’une justice, nous aurons besoin à l’avenir de mécanismes de résolution des conflits qui mettent l’accent sur la liberté et la justice pour toutes les parties de la société et qui ne visent pas à garantir les privilèges et le pouvoir de quelques-un·es.
Nous avons donc besoin d’un processus de résolution des conflits alternatif à celui prévu par le système judiciaire civil. On peut en trouver les prémices dans la justice restaurative, qui place la recherche de la réparation pour toutes les parties au centre de la résolution des conflits.
L’analyse du système judiciaire dans sa forme actuelle se fait sur la base de ces thèses, qui montrent comment le système judiciaire protège l’ordre existant et en particulier les rapports de propriété, comment il est focalisé à tort sur la vengeance et comment l’interprétation des lois ne fonctionne pas de manière démocratique. En outre, il est mis en lumière que l’accès à la justice n’est pas et ne pourra jamais être égal pour toutes et tous au sein du système actuel, que le système judiciaire renforce les discriminations existantes et que la police n’est pas au service des 99 %.
1. Le système judiciaire soutient l’ordre établi
Le système judiciaire jouit d’un haut degré de légitimité au sein de notre société. Cette légitimité provient en partie de la structure elle-même, mais est surtout due à l’ordre hégémonique. L’État bourgeois sert en premier lieu à la classe dominante à maintenir et/ou mettre en place des structures de pouvoir et des rapports de propriété – c’est-à-dire, sous le capitalisme, à imposer comme règles les intérêts du capital. Selon le concept d’« État intégral » d’Antonio Gramsci, les éléments de contrainte et de consensus veillent à ce que la classe opprimée ne remette pas sérieusement en question ces structures et, par conséquent, ne veuille pas les dépasser[2]. Le consensus au sein d’une société, c’est-à-dire l’opinion publique, est façonné par les institutions les plus diverses comme (parmi d’autres) l’école, les médias ou la science. Bien que ces institutions aient pour fonction d’un point de vue démocratique d’apporter une perspective critique sur l’existant, elles contribuent largement à légitimer les intérêts de la classe dirigeante. Parallèlement, les textes de loi contribuent également à façonner la pensée hégémonique : généralement, ce qui est inscrit dans la loi est automatiquement légitimé par la société[3].
L’État bourgeois au sens strict dispose donc de différents moyens pour imposer de manière relativement autonome une politique favorable au capital. Quand celles-ci sont remises en question par des parties de la société civile considérées comme dangereuses pour l’État bourgeois ou si des actions sont entreprises contre elles, l’État régalien met en place des « appareils répressifs » pour garantir et rétablir l’ordre, notamment le système judiciaire et sa main droite sous la forme de la police et de l’armée. Les groupes marginalisés ont toujours été cibles et victimes de la répression de l’État. Il est important de comprendre que l’injustice ne réside pas dans des normes ou des lois particulières, mais dans le sens et le but de l’État bourgeois : le maintien et l’imposition des structures de pouvoir capitalistes. Le dépassement du capitalisme va donc de pair avec le dépassement de l’État bourgeois[4].
2. Le système judiciaire sert en premier lieu les intérêts de la propriété
Le système judiciaire tel que nous le connaissons aujourd’hui, avec toutes ses institutions, ses administrations et ses lois, est une construction très récente, mais il n’est pas une invention du capitalisme. Au contraire, le système judiciaire a même contribué à la construction du capitalisme et de l’État bourgeois et leur a fourni une fondation importante à leur édification. Au fil du temps, diverses institutions se sont développées notamment en raison de l’évolution des modes de production et des besoins de la classe dominante. La privatisation des biens communs telle qu’elle s’est produite au 18e siècle et qui a fortement influencé la production en est un exemple. Ces changements du système judiciaire ont eu des conséquences importantes et illustrent l’influence des systèmes judiciaires sur l’évolution des rapports de classe.
Les rapports de classe ont toujours été marqués et influencés par les systèmes judiciaires. La réglementation et la protection de la propriété telles que nous les connaissons aujourd’hui existaient déjà dans l’Empire romain. Au fil des siècles, les systèmes judiciaires ont été adaptés et modifiés pour servir l’ordre dominant. L’État bourgeois moderne et son système judiciaire tel que nous le connaissons depuis le 19e siècle trouvent donc leur origine dans toute l’histoire des dominations. Là où des rapports de classe doivent être maintenus, des systèmes judiciaires oppressifs sont créés. Grâce à une multitude de lois, d’administrations, de tribunaux, etc., le 99% est contraint d’exister dans un cadre favorable au capital. Pour que les structures de domination puissent persister, elles doivent être légitimées et appliquées. Les offices des poursuites, les prisons ou les lois fiscales sont par exemple des moyens au service de cet objectif. Toutes celles et ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas respecter les règles du jeu du capital ou qui s’y opposent doivent faire face à la répression de l’État. Le système judiciaire donne à l’État bourgeois les moyens de maintenir activement l’ordre dominant.
3. Un système judiciaire axé sur la vengeance ne mène pas à davantage de justice
Outre la protection de la propriété, le système judiciaire existe également pour résoudre les conflits sociaux. Le système de justice pénale actuel est essentiellement une justice de représailles. En cas d’injustice commise, elle consiste à punir l'auteur·e et à espérer ainsi compenser un mal par un autre mal. Il s’agit d’une part de punir les coupables (et éventuel·les complices) et d’autre part d’assouvir le besoin de justice par la vengeance. Ce principe est erroné à plusieurs égards. Toutes les personnes responsables d’infractions sont des enfants de leur société. Les circonstances sociales augmentent ou réduisent le risque de commettre des délits. L’individualisation du problème avec une punition individuelle mène à une impasse. Les chiffres le montrent également : d’autres méthodes, comme la justice restaurative, sont plus prometteuses pour réduire les récidives que la simple punition[5].
Par ailleurs, la logique de la rétribution prive aussi bien les personnes lésées ou les victimes que les auteur·es de la possibilité de prendre part à la résolution du conflit. Un système axé sur la punition, fonctionnant selon le principe « œil pour œil, dent pour dent » et la logique de l’« amende honorable », ne pourra jamais répondre à l’exigence d’une société juste. Au lieu de cela, la résolution des conflits sociaux doit viser à permettre la réparation des injustices du mieux possible à ce que les erreurs passées conduisent à un processus d’apprentissage et à une amélioration à l’avenir.
4. L’interprétation de la loi est antidémocratique
Pour le système juridique actuel, complexe et garantissant le maintien du pouvoir, il est indispensable de scientificiser l'application du droit. Le droit et la justice doivent être accessibles et compréhensibles pour tous, sans qu'il soit nécessaire de passer par des études de droit, mais cela n'est possible que si le système juridique est conçu en fonction des besoins de la population et non pour garantir les intérêts du capital et maintenir les structures de pouvoir.
Toute loi doit être appliquée et les tribunaux disposent d’une grande marge de manœuvre à cet égard. L’application des lois est ainsi majoritairement soustraite à un contrôle démocratique direct. Les juges sont certes élu·es par les parlements (ou dans certains cantons par les électrices·eurs) et ont donc une légitimité démocratique (globalement indirecte), mais la population en général n’a que peu de contrôle et de connaissances sur leur activité.
Les audiences des tribunaux sont certes publiques dans la plupart des cas — un principe même ancré dans nos droits fondamentaux pour permettre le contrôle de la jurisprudence par la population —, mais ce prétendu contrôle ne fonctionne pas pour plusieurs raisons : d’une part, rares sont les personnes qui peuvent prendre le temps d’assister à une audience de tribunal, et plus rares encore celles capables d’en comprendre le déroulement assez complexe. D’autre part, il n’y a souvent pas de motivation détaillée du jugement lors d’une audience, ce qui serait pourtant important pour permettre efficacement le contrôle ou, le cas échéant, la critique de l’action d’un tribunal. Certaines décisions, notamment celles du Tribunal fédéral, sont publiées. La réaction du public aux motivations des décisions, en particulier dans le contexte des violences sexuelles, montre à quel point ces motivations sont importantes pour permettre de critiquer l’action d’un tribunal, de demander des améliorations et d’identifier les problèmes systémiques dans la jurisprudence.
Les juges ne se basent pas uniquement sur leur opinion personnelle ou sur des décisions de justice passées pour prendre leurs décisions. Dans les motivations des décisions de justice, on constate que des « commentaires » [6] sont souvent utilisés pour justifier et étayer les décisions. Bien que ces explications et informations jouent un rôle très important dans l’application des lois, elles ne sont accessibles qu’à un petit nombre de personnes et sont rédigées par un cercle restreint d’auteur·es. Ainsi, un petit nombre de professeur·es de droit ont une influence énorme sur la jurisprudence et l’application des lois, sans être légitimé·es démocratiquement d’aucune manière et avec peu de transparence sur la manière dont ces commentaires sont élaborés.
5. Il n’y a pas de justice pour toutes et tous dans un système capitaliste
Bien que la Constitution établisse que l’accès à la justice doit être garanti, la réalité est toute autre. Les obstacles financiers sont un exemple de cette inégalité d’accès, mais le problème va plus loin. Comment garantir l’accès à la justice dans un système judiciaire complexe, avec des lois difficilement compréhensibles et une application parfois opaque qui nécessitent des études et des heures de recherche pour être compris ?
L’inaccessibilité du système judiciaire découle notamment du manque de connaissances du grand public sur les lois et les moyens de défendre ses intérêts ou de lutter contre un traitement injuste. Même si des offres accessibles de formation ou de conseil peuvent aider de nombreuses personnes, la solution ne peut pas consister uniquement à mieux former le grand public. Les offres d’éducation et de conseil ont aussi leurs limites dans un système judiciaire complexe, opaque et coûteux. L’inaccessibilité de la justice est un problème largement connu, mais il ne peut être résolu par des mesures isolées. Le système judiciaire, par sa structure fondamentalement inaccessible, garantit le maintien des oppressions et injustices actuelles. Si tout le monde réclamait les droits qui lui sont garantis, quel que soit le domaine juridique, les intérêts de la classe dominante seraient menacés. Cette idée peut certes paraître séduisante, mais elle n’est rien de plus qu’une idée, car le système judiciaire est fondamentalement conçu pour ne pas accorder à toutes et tous l’accès à la justice et à la protection.
6. Le système judiciaire renforce la répression existante
Notre monde est marqué par des systèmes d’oppression comme le patriarcat, le racisme, le colonialisme et le validisme. Cette oppression s’exprime également dans le système judiciaire et est encore renforcée par celui-ci. Les institutions du droit ancrent et renforcent les inégalités de traitement existantes sous la forme de textes de loi et de pratiques juridiques, avec pour conséquence de criminaliser encore davantage les groupes opprimés et marginalisés. La police et les autorités judiciaires suisses s’occupent par exemple de manière disproportionnée des délits relatifs à la criminalisation du statut de séjour des personnes migrantes. En outre, les délits, même sans lien avec l’immigration, entraînent souvent des peines plus sévères pour les personnes qui n’ont pas de passeport suisse (p. ex. expulsion du territoire). Le profilage raciste[7], quant à lui, en tant que conséquence du racisme au sein de la société et du système judiciaire, a pour conséquence que les personnes racisées sont criminalisées de manière disproportionnée.
L’oppression patriarcale s’exprime aussi fortement dans le système judiciaire. Ainsi, à titre d’exemple, en raison des faibles chances de condamnation à l’issue d’une procédure en matière de délits sexuels, seuls 8% des agressions sexuelles font l’objet d’une plainte[8]. En raison de la caractérisation patriarcale des hommes comme étant violents, ceux-ci sont en outre souvent punis plus sévèrement que les femmes qui commettent les mêmes délits ou des délits similaires. Les personnes sous curatelle, notamment certaines personnes handicapées, n’ont selon leur type de curatelle pas toujours les mêmes droits que le reste de la population. Les personnes touchées par la pauvreté sont soupçonnées de tous les maux lorsqu’elles reçoivent des prestations de soutien, risquant des peines de prison pour des délits mineurs. Cette énumération pourrait être poursuivie à volonté. De toute évidence, nous ne sommes pas toutes et tous égaux devant la loi. Des personnes déjà victimes de discrimination et d’exclusion souffrent à nouveau de cette incapacité ou de cette réticence du système judiciaire à rendre justice.
7. La police ne nous protège pas nous, elle protège les intérêts du capital
Près de 70 % de la population suisse a une grande confiance en l’institution policière[9]. Cela peut surprendre, car la police ne correspond en fait pas à notre conception de la démocratie. Au lieu de préserver les libertés ou de protéger de la violence, la police fait le contraire : elle reproduit les injustices et les oppressions et restreint les libertés[10]. La police se charge de faire respecter la loi et l’ordre avec le monopole de la violence légitime que lui confie l’État, et elle peut aussi utiliser pour cela la violence et des moyens de contrainte. Il en résulte des ambivalences claires : par exemple, la police est chargée de faire respecter les droits humains mais les viole régulièrement elle-même[11]. Lorsque la police agit de manière illégale, elle est rarement sanctionnée de manière appropriée : les mécanismes de contrôle nécessaires, par exemple des services de médiation indépendants et/ou une réglementation claire sur les infractions, sont pratiquement inexistants en Suisse[12]. En se penchant sur les mécanismes systémiques derrière la police, il devient clair qu’elle ne pourra jamais avoir les libertés et la protection de la population pour objectifs réels. En Suisse, les origines de la police remontent aux « Landjäger » qui, à partir du 17e siècle au plus tard, étaient chargés d’expulser des terrains les Yéniches, Sintés et Rom·nia et les personnes touchées par la pauvreté[13]. La police n’a jamais été et n’est toujours pas là pour protéger les gens.
Dans ce contexte, ce sont surtout les personnes marginalisées qui ont besoin d'être protégées contre la discrimination et la violence. Lorsque notre sécurité́ est menacée, on attend de la police qu'elle rétablisse la justice dans la situation. Mais comme il n'est tout simplement pas possible de s'assurer avec précision de la légalité de toutes les mesures dans chaque situation, les policière·ers apprennent à accorder plus d'importance à leur propre sens de la justice qu'aux estimations de la légalité[14]. De plus, les policière·ers sont socialisé·es dans un système favorable à la violence et travaillent dans un climat de masculinité hégémonique et dure, où les formes de discrimination sont peu remises en question[15]. La combinaison de ces deux facteurs conduit à ce que les policière·ers enfreignent régulièrement les règles, et ce au détriment des groupes marginalisés qui auraient besoin de la plus grande protection.
Dans le système capitaliste actuel, la police protège, sur ordre de l’État bourgeois, les moyens de production de la classe dominante et assure les rapports de force existants. Celles et ceux qui remettent publiquement en question ces rapports s’exposent à la répression policière. Ainsi, toutes celles et ceux qui se montrent critiques ou alors ne veulent ou ne peuvent pas agir selon les règles du jeu capitaliste dans ce système sont intimidés et découragés.
8. Protéger les droits conquis de haute lutte !
Malgré le dysfonctionnement fondamental de notre système judiciaire, il faut assurer la préservation des éléments qui aident les personnes à obtenir plus de droits et de justice. Ce sont précisément les droits fondamentaux et humains, ancrés dans le droit national et international, qui doivent être défendus en toutes circonstances sous le capitalisme tant qu'il n'y a pas de transformation fondamentale de l'économie en faveur des 99 %.
Même si le système juridique actuel protège dans son ensemble les rapports de domination et de pouvoir capitalistes, un grand nombre de principes et de droits en faveur de la majorité des personnes ou des minorités opprimées ont été obtenus de haute lutte. La Convention européenne des droits de l'homme, les droits fondamentaux garantis par la Constitution ou d'autres accords de droit international comme les pactes de l'ONU, la Convention de Genève sur les réfugié·es ou les conventions de l'OIT pour la protection d'un monde du travail décent en sont des exemples. Des droits comme ceux-ci peuvent réellement sauver des vies humaines et nous devons leur consacrer la protection la plus élevée possible.
9. Le système judiciaire actuel ne peut pas être réformé
Notre analyse établit que le système judiciaire est au service des intérêts de la classe dominante au détriment des 99 % et surtout des groupes marginalisés. Les tentatives de réforme de ce système sont vouées à l’échec, car l’objectif de son fonctionnement resterait le même. Aucune société juste n’est possible tant que les moyens et les structures d’oppression et de maintien du pouvoir subsistent. Si le capitalisme doit être dépassé, il en va de même pour l’État bourgeois, ses institutions et ses instruments. Le système judiciaire en fait partie.
Notre vision : créer une justice collective
Toute personne a droit à une vie digne. Si une injustice survient, elle doit être traitée et ses dommages réparés. Notre vision d’une société socialiste peut et doit inclure des structures appropriées à cet effet, c’est-à-dire une alternative au système judiciaire actuel. Nous sommes conscient·es que même après un tournant socialiste, toute violence et toute oppression ne seront pas immédiatement éliminées. En particulier, le dépassement des systèmes d’oppression qui permettent certaines formes de violence, comme le racisme, le patriarcat ou le validisme, ne sera pas possible du jour au lendemain. Le système judiciaire actuel ne permettra cependant jamais de surmonter ces systèmes, c’est pourquoi nous avons besoin, outre de mesures à court terme, d’une alternative transformatrice à long terme.
Ce qu’il faut faire aujourd’hui et demain
L’injustice actuelle peut et doit être réduite même avant le tournant socialiste. Chaque jour, des personnes en fuite sont contraintes à la détention en vue de leur expulsion dans des conditions inhumaines, des procès sont perdus à tort, des personnes victimes de violences sexuelles sont traumatisées, d’autres personnes sont contraintes à la pauvreté — en bref, le système judiciaire d’aujourd’hui aggrave les injustices et coûte souvent des vies humaines.
Cette souffrance doit être endiguée le plus rapidement et le plus efficacement possible. À court terme, l’accès à la justice doit être amélioré et simplifié pour tous. Par exemple, il faut des informations rédigées dans une langue simple et traduites dans différentes langues, des offres de formation gratuite et la suppression de la curatelle de portée générale. Les groupes marginalisés doivent être protégés et leurs droits renforcés. En particulier pour la police, il est nécessaire de mettre en place des postes d'ombudsmans dédiés. De plus, il faut également mettre un terme à la criminalisation de certains groupes marginalisés, comme les personnes racisées et les personnes sans passeport suisse. Les mêmes droits doivent s’appliquer à tous les êtres humains, et le régime d’asile doit être dépassé en conséquence, comme cela est expliqué dans nos papiers de position sur le racisme[14] et la migration[16] ainsi que dans différentes résolutions sur cette thématique. Le profilage raciste et les discriminations ordinaires doivent être combattus, car même des droits égaux ne garantissent pas l’égalité de traitement devant la loi et encore moins la justice. De plus, il est urgent de modifier les bases juridiques dans de nombreux domaines, car l’obtention de la justice est impossible dès le départ si la loi elle-même est conçue de manière discriminatoire. L’interprétation de la loi doit également être modifiée au plus vite. Les tribunaux, principale institution d’interprétation de la loi, doivent être soumis à un contrôle démocratique accru. Les institutions de poursuite pénale, dont notamment les parquets, doivent être libérées de la contrainte de l’efficience. Il ne faut pas que seul·es celles et ceux qui ont la certitude d’obtenir des jugements positifs puissent contester toute insatisfaction avec une armée d’avocat·es. Il faut également des moyens pour protéger les individus dans leurs relations juridiques avec les capitalistes et les grandes entreprises. Les personnes (physiques ou morales) qui disposent de moyens financiers importants devraient également assumer une charge financière plus lourde en cas de procès, quelle que soit l’issue de celui-ci. La réinsertion des délinquant·es doit être encouragée. Parallèlement, la prévention de la délinquance doit être développée. La sécurité sociale doit être développée afin de prévenir davantage les délits.
Le long chemin vers la justice
Avec la sortie du capitalisme, l’objectif clé du système judiciaire actuel disparaît : le maintien de la domination de la classe capitaliste ainsi que la protection et la préservation de ses moyens de production. L’élimination de toutes les structures d’oppression au sein de la société prive également de nombreux conflits de leur fondement et a un impact sur la justice. La transformation fondamentale de notre société doit s’accompagner d’une nouvelle conception de la sécurité, de l’ordre et de la vie en commun.
Nous ne pourrons probablement jamais éliminer complètement les conflits et la violence d’une société : c’est pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle pratique collective pour créer une justice loin des logiques de punition et de vengeance. Le concept de justice restaurative, une approche très ancienne de résolution de conflits qui met l’accent sur la restauration plutôt que sur la punition, en est un exemple. Cette pratique trouve son origine notamment dans les groupes indigènes de Nouvelle-Zélande et d’Amérique du Nord et connaît un essor mondial depuis 30 ans[17].
Avec la justice restaurative, nous pourrons à moyen terme remplacer progressivement les procédures judiciaires. Aujourd’hui déjà, les ordres juridiques de pays comme l’Autriche ou l’Allemagne contiennent des approches de justice restaurative avec le « Tatausgleich » / « Täter-Opfer-Ausgleich » [18]. La JS Suisse travaille également sur la base d’approches de ce type pour le traitement des violences sexistes et sexuelles. Dans les procédures de justice restaurative, la victime, l’autrice·eur et/ou d’autres membres de la communauté également concerné·es par ce qui s’est passé cherchent ensemble des solutions et des stratégies pour faire face aux conséquences de l’acte. Le processus peut également être accompagné par une tierce partie impartiale. Lors des procédures, la violence et l’injustice sont également analysées au niveau communautaire et des solutions appropriées sont recherchées pour y remédier[19]. La justice réparatrice nous permet de remplacer les procédures judiciaires jusqu’à ce que le dépassement du système judiciaire actuel soit pleinement réussi.
En réalité, les éléments centraux de la justice restaurative — à savoir la recherche commune de solutions et de la restauration — sont la manière dont nous, en tant que société, résolvons les problèmes interpersonnels en dehors des tribunaux et des procès. Notre vision peut donc être résumée simplement : nous voulons aller vers une société qui fonctionne sans oppression ni exploitation et place la confiance en l’être humain au centre de la cohabitation sociale. C’est là un objectif qui vaut le combat.
Références
- Revendication également du papier de position « Manifeste pour des humains libres dans un monde libre », en ligne à l’adresse : https://juso.ch/fr/publications/positions/manifeste-pour-des-humains-libres-dans-un-monde-libre/
- Gramsci, Antonio : Gefängnisheft, Band 7. éd. von Bochmann, Klaus [et al.], Hambourg 1991-2002.
- Ibid.
- Nagel, Lara-Alexa : Die Väter aller Probleme. Zur Maskulinisierung von Staat und Gesellschaft, in: Forum Recht (01/19): Rechtsphilosophie. Allgemeine Geschäftsbedingungen, p. 25/26. Francfort-sur-le-Main 2019, p. 25.
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- Les commentaires sont, dans la recherche juridique, des développements sur chaque article des principales lois.
- Le profilage raciste désigne toutes les mesures policières qui ont pour conséquence que des groupes de personnes sont traités de manière arbitraire ou disproportionnée parce qu’ils sont perçus comme « étrangers » sur le plan ethnoculturel, religieux ou en raison de leur origine ou de leur couleur de peau, ou parce qu’ils ne sont pas considérés comme égaux. https://www.stop-racial-profiling.ch/fr/
- gfs.bern : Sexuelle Belästigung und sexuelle Gewalt an Frauen sind in der Schweiz verbreitet. https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/, consulté le 07/01/2024.
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