De l'Union européenne à l'internationalisme

10.10.2022

Prise de position de la JS Suisse adoptée lors de l’assemblée des délégué·e·s du 17 septembre 2022 (Coire)


Ce papier de position développe les positions de la JS Suisse sur l'Europe, et particulièrement sur l'Union européenne (UE). Il veut offrir une analyse des principaux problèmes et proposer des solutions à moyen et à long terme. Ce pa pier s'appuie sur les papiers de position de la JS « Europe des humains, pas des marchés financiers » (2012), « 10 ans de crise financière mondiale » (2018) et la résolution « Au lieu de l'isolement, l'Europe » (2014) et intègre des développements récents.

En tant que parti d'orientation internationaliste, nous savons que la Suisse n'est pas une île mais se trouve au cœur de l'Europe et est étroitement liée aux États membres de l'UE qui l'entourent. Il est donc logique que la JS Suisse prenne une position globale sur l'UE, orientée non pas par des constructions excluantes comme les États-nations mais par le principe « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Le PS Suisse est également actuellement en train de se pencher sur sa position vis-à-vis de l'UE et envisage d'éventuels scénarios d'adhésion. Le présent papier entend cependant poser la question de l'Europe et de l'UE de manière plus fondamentale, pour pouvoir la traiter de manière fondée et appuyée sur une vision, au sein du PS comme à d'autres niveaux.

La dégradation de la relation entre la Suisse et l'UE, l'effritement de l'UE elle-même et les crises nécessitant une réponse globale telles que la crise climatique ou la crise du coronavirus font qu’il est de notre devoir de traiter le thème de l’Europe.

La bourgeoisie et la droite conservatrice suisse, particulièrement l'UDC, s'opposent déjà avec véhémence à ce que l'on traite de ce sujet important : elles s'attaquent sans cesse à l'intégration européenne, avec un certain succès. Les dernières initiatives de l'UDC (1) témoignent d'une politique protectionniste et xénophobe de la droite conservatrice, menée au profit des grandes entreprises, avec de graves conséquences pour la population. Pour un parti antinationaliste et anticapitaliste, le devoir est d'autant plus grand de développer une vision alternative de l'Europe pour s'opposer clairement à l'action destructrice des bourgeois·es et offrir une perspective durable.

Ni l'histoire ni le présent de l'Europe unie ne correspondent aux idéaux de la JS Suisse. Après la Deuxième Guerre mondiale et des regroupements tels que la Communauté économique européenne, qui avait également pour but de prévenir de futurs conflits entre les pays européens, quelques États européens se sont réunis en 1993 dans l'Union européenne (UE). En échange d'un marché commun, d'une monnaie commune et de règles et institutions communes, les États membres de l'UE renonçaient à une partie de leur souveraineté nationale. Outre les avantages économiques d'un grand marché intérieur, l'UE a renforcé l'Europe face à des actrice·eurs mondiales·aux tels que les États-Unis et la Chine. La concurrence économique intra-européenne n'a toutefois pas disparu et chaque État a dû s'adapter aux nouvelles règles du jeu. La crise financière de 2008 et ses conséquences ont clairement montré les énormes écarts et le manque de coopération entre les États membres de l'UE.

L'UE n'a jamais été un projet global et harmonieux, mais les crises comme la crise financière et économique, le Brexit ou encore la politique migratoire fatale ont eu des répercussions négatives sur la cohésion en son sein. On observe actuellement dans de nombreux pays européens une recrudescence des partis nationalistes d'extrême droite. Les crises, par leurs conséquences et l'échec des institutions européennes à y faire face, ont mené à une politique désastreuse de l'UE dans de nombreux États membres, notamment en matière économique. Avec son régime migratoire verrouillé, notamment aux frontières extérieures de l'Europe par l'agence Frontex, l'UE montre en outre son incapacité à se tenir à des principes humanitaires. L'Union elle-même est devenue, par des problèmes de conception dans d'autres de ses aspects, un projet incapable de se réformer et de s'imposer, ce qui bloque la réparation de tels crimes humanitaires ou une véritable amélioration de la politique de l’Union. Le Brexit était notamment une conséquence de ce développement, et a permis à des partis d'extrême droite de toute l'Europe de renforcer leur lutte contre la libre-circulation des personnes et de diffuser leurs idées racistes. En parallèle, plusieurs États du Sud-Est des Balkans attendent toujours leur adhésion. Cette double incertitude démontre l'instabilité de l'UE.

La gauche européenne est très divisée sur la question de l'UE. À la JS et au PS aussi, on retrouve cette large diversité de positions concernant l'avenir de l'Europe. Les critiques du néolibéralisme, du militarisme, de l'impérialisme économique et de l'autoritarisme rencontrent l'espoir de la paix, de structures démocratiques supranationales (2) et de recherche internationale de solutions aux plus grandes questions de notre temps, comme la crise climatique, le capitalisme ou le patriarcat.

Deux questions primordiales s’offrent ainsi à nous : l’État suisse est-il plus à même de nous rapprocher d’une société socialiste que l’UE, et reste-t-il de l’espoir dans le projet de l’intégration européenne ? Les réformes pourront-elles sortir l'UE de ses crises et mener l'Europe vers un avenir socialiste, ou faut-il déclarer l'échec du projet de l'UE pour construire une nouvelle structure supranationale ? En vertu d'un certain rationalisme et d'une certaine urgence politique, on peut partir du principe que, sur la voie d'un monde juste, il est plus difficile de laisser mourir ce qu'il reste aujourd'hui d'Europe unie et de créer quelque chose de nouveau que de la réformer (à court terme). La transformation socialiste est à cet égard l'objectif suprême de la JS.

La JS Suisse propose donc deux processus parallèles :

  1. Propositions de réforme transformative de l'Europe actuelle ; (dans le papier : la partie « Cadre institutionnel et politique de l’Union européenne », « l’UE, un marché libre avant tout », « L’UE et la Suisse : entre contrainte, influence et démarcation » et « Crise climatique et UE : un exemple de la nécessité de l’action coordonnée »,
  2. Tout en renforçant la coopération de la gauche européenne pour préparer la construction d'une nouvelle Europe fédérale et socialiste (dans le papier : « Notre vision à court terme pour une meilleure UE » et « Notre vision à long terme pour une Europe sociale, démocratique et écologiste »).

Ce papier se concentre principalement sur la politique intra-européenne en raison de l'évidente tension intra-européenne et de l'importance du développement futur de l'UE. Les conséquences globales des politiques néolibérales, patriarcales et racistes, ainsi que des propositions de solutions, sont traitées dans le papier de position « Halte à l'exploitation du Sud Global » (2019) (3).

1. Cadre institutionnel et politique de l’Union européenne

L'Europe est plus que l'UE. Sur tout le continent, les gens cohabitent et ils partagent certains intérêts issus de leur proximité géographique mais qui dépassent le niveau national, comme de bonnes infrastructures, une vie en sécurité ou un environnement sain. Sur le plan institutionnel et politique, on trouve par exemple l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), l'Union de l'Europe occidentale (UEO), l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Conseil de l'Europe, qui sont d'autres regroupements d'États (notamment) Européens, mais qui sont loin d'avoir la même importance que l'UE. L'analyse de ce chapitre se limite donc principalement à l'UE.

Institutions de l’UE et fonctionnement juridique

Le Conseil européen est composé des chef·fes d'État et des chef·fes de gouvernement des États membres. Elles et ils se rencontrent quatre fois par an pour prendre des décisions d'orientation pour l'UE. Les décisions les plus sensibles, comme les politiques sociales, étrangères ou fiscales, doivent se prendre à l’unanimité. Si cela assure l’égalité entre tous les États, ce principe de décision priorise également la souveraineté des États sur le bien-être de la population européenne : le veto de certains États a par exemple empêché une réaction humaine à la crise migratoire dès 2015 ou longtemps bloqué l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés. (4)

Le Conseil de l'Union européenne (Conseil des ministres) réunit les ministres des différents États membres (à ne pas confondre avec le Conseil de l’Europe (5)). Ce conseil est responsable de la législation aux côtés de la commission et du parlement. Les ministres ne sont pas élu·es directement par la population de leurs États, mais choisis librement par le gouvernement, leur légitimité démocratique est donc critiquable.

La Commission européenne représente le gouvernement de l'UE. Les commissaires sont nommé·es par les gouvernements des États de l'UE et élu·es par le Parlement européen. Dans les faits, les commissaires sont lourdement influencé·es par des lobbyistes très active·ifs à Bruxelles, qui représentent en majorité les intérêts des multinationales et des associations commerciales (6). De plus, seule la Commission a le droit de faire des propositions de projets de loi.

Le Parlement européen est élu par les citoyen·nes de l'UE et composé de 751 député·es. Ces élections sont nationales, et la dimension européenne est souvent totalement absente des campagnes : les parlementaires européen·nes sont donc élu·es avant tout sur la base d’enjeux nationaux, voir régionaux, plutôt que supranationaux. En outre, la participation est faible (50,66 % en 2019) et les personnes sans citoyenneté européenne ne peuvent pas voter alors même que les politiques européennes, en particulier dans le domaine de l’asile, les concernent directement. Le parlement participe au processus législatif selon le principe de codécision (ou procédure législative ordinaire) : aucun texte législatif ne peut être adopté sans l’approbation du Conseil de l’UE. Le Parlement n'a en outre lui-même aucun droit de proposition législative. Les domaines de compétence du Parlement sont limités : les parlementaires n’ont pas leur mot à dire sur la politique fiscale ou monétaire et n'ont par exemple qu'un pouvoir limité dans les négociations d’accords de commerce internationaux. Le Parlement européen a aujourd'hui clairement trop peu de pouvoir par rapport aux autres institutions de l'UE.

Outre les quatre institutions politiques, il existe d'autres organes importants de l'UE. La Cour de justice est la plus haute juridiction de l'UE, et la Cour des comptes européenne est l'organe de contrôle des recettes et des dépenses de l'UE. La Banque centrale européenne (BCE) est également importante dans l'organisation de l'UE. Sa mission principale est de garantir la stabilité des prix. Le marché du travail ou les critères sociaux ne jouent aucun rôle dans son travail. La JS exige donc un contrôle démocratique de la Banque centrale européenne et sa mise au service de l'intérêt de la population européenne de manière inconditionnelle.

Les traités européens (traité sur l'Union européenne (TUE) et traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)) sont les accords conclus entre les États membres de l’UE et constituent la base juridique de son fonctionnement. Le reste du droit européen (droit communautaire dérivé) s'appuie sur les traités européens. Ces traités énoncent notamment le principe néolibéral qui contraint l'UE à pratiquer une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre» (7). La JS rejette les principes néolibéraux inscrits dans ces traités. La politique sociale est très peu présente dans les traités européens (Acte unique) : intégrer les actrice·eurs sociales·aux aux négociations et accorder de faibles concessions, surtout en matière de droit du travail, est d’abord un moyen de garantir le développement de l’intégration économique. (8) Il n'est guère possible de modifier ces traités, car tous les États membres doivent approuver une modification.

À côté des institutions formelles de l’UE existent des groupements informels d’actrice·eurs qui ont une influence considérable sur la politique européenne tout en échappant aux regards publics et au contrôle démocratique. C'est par exemple le cas de la Troïka, dépourvue de légitimité démocratique, que composent des représentant·es de la BCE, du FMI et de la Commission européenne. Elle a été créée dans le cadre de la crise de la dette publique grecque et a imposé des réformes néolibérales sévères en Grèce.

Les agences européennes sont d'autres organes de l'UE. Elles ne s'appuient pas sur les traités fondateurs de l'UE mais sont créées par les institutions de l'UE pour mettre en œuvre le droit européen. Un exemple connu de ces agences est Frontex, le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, qui fait partie des responsables de la politique anti-humanitaire de l'UE et des États-nations en matière de migration et d'asile.
Les agences se voient laisser une pleine autonomie afin que les autres institutions puissent se concentrer sur les "grandes" stratégies économiques et politiques. Le contrôle de leurs activités est censé être assuré par le Conseil européen mais, dans les faits, cela n’aboutit ni à une obligation contraignante de rendre des comptes ni à un contrôle efficace de leur travail. Dans le cas de Frontex, ces contrôles sont même utilisés pour dissimuler les violations graves des droits humains dont l’agence est coupable (9). C'est une décision politique consciente.

Le déficit démocratique de l’UE

Il existe un déficit démocratique massif dans les institutions européennes. L’Union européenne est loin d’être une démocratie parlementaire, et cela n’a d’ailleurs jamais été son but prioritaire: puissants gouvernements néolibéraux, grandes entreprises et lobbying de l'économie privée y travaillent pour la dérégulation économique et non pour les intérêts des peuples européens. Seul le Parlement européen est élu directement par les citoyen·nes des États membres, dans les limites mentionnées plus haut. Les membres des autres institutions européennes ont une légitimité démocratique variable, voire nulle si elles et ils représentent des pays où la démocratie est remise en question, comme la Hongrie ou la Pologne. Mais l'UE a très peu de moyens d'agir contre de tels déficits de démocratie, notamment parce que tout État peut bloquer des décisions au moyen de son droit de veto. Enfin, l'application du droit de l'UE à presque tous les domaines de la politique laisse une faible marge de manœuvre aux pays : la majorité du droit en vigueur dans les États membres est décidé principalement par les ministres regroupé·es au sein du Conseil, court-circuitant ainsi les parlements nationaux en vertu de la priorité du droit européen sur le droit national. Les populations des États membres peuvent ainsi se retrouver soumises à des lois qu’elles ne peuvent pas influencer et qui n'ont pas été adoptées par leurs représentants.

Dans cette composition non-démocratique, il arrive que des gouvernements nationaux blâment l'UE pour des mesures néolibérales impopulaires alors qu’ils ont eux-mêmes voté en leur faveur au sein des instances européennes. D'un autre côté, il faut reconnaître que certaines avancées importantes ont été intégrées dans les politiques des États membres par le biais de la législation européenne.

La JS Suisse formule donc les revendications suivantes en faveur de la démocratisation de l’UE :

  • Au sein du Conseil européen, le principe de décision par unanimité doit être totalement aboli en faveur du vote à la majorité qualifiée.
  • Le Parlement européen doit avoir un droit de proposition législative.
  • La population européenne doit disposer d'instruments de démocratie directe, comme un droit d'initiative citoyenne contraignante que la Commission européenne serait obligée de traduire en proposition législative. Il doit également être possible pour la population européenne d’exiger des modifications des traités européens.
  • Les groupements informels et non-démocratiques doivent être dissous.
  • Les tâches des agences européennes doivent être effectuées par des institutions contrôlables de façon démocratique et des mécanismes de contrôle efficaces doivent être introduits.

La gauche en Europe

Le rôle de la gauche en Europe mérite également toute notre attention. Il a en effet changé au fil du temps et diffère considérablement selon les mouvements et les partis. À l'époque de Schröder et de Blair, à partir des années 90, la social-démocratie a activement fait la promotion du néolibéralisme sous la forme du social-libéralisme. D'autres partis de gauche, comme le Parti socialiste au Portugal ou Syriza en Grèce, se sont activement opposés à l'UE à la suite de la crise financière et ont tenté d'atténuer les conséquences de l'Europe capitaliste à travers leurs politiques économiques nationales. Aujourd'hui, il ne reste que peu de forces de ces mouvements de protestation.

La gauche parlementaire au sein de l'UE se présente aujourd'hui ainsi :

Les candidat·es au Parlement européen sont présenté·es par les partis nationaux et s'organisent en fractions, dont trois sont plus ou moins orientée à gauche : les socio-démocrates S&D, les verts et les régionalistes G/EFA, et la fraction anticapitaliste de gauche GUE/NGL. Ensemble, ces fractions totalisent 255 des 705 sièges. Cela ne correspond cependant pas au nombre réel de parlementaires de gauche, car certains partis au sein des fractions ne suivent absolument pas une politique orientée à gauche. On trouve également quelques éléments de gauche qui n'appartiennent pas à une fraction et ne sont donc pas pris en compte dans ce total. Évidemment, aucune révolution socialiste ne pourra se faire à travers les institutions européennes, mais, s'il est question de transformations sociales et écologiques substantielles, le Parlement européen paraît le mieux placé pour en initier les dynamiques — qui pour l’instant sont au point mort au vu de la faiblesse de la gauche de rupture à l’échelle européenne.

Les positions des partis européens de gauche sur l’UE sont disparates et manquent souvent d’ambition et de critique conséquente (10). Cet état de fait est clairement visible au sein de la social-démocratie européenne. Ainsi, les partis socialistes européens soutiennent en grande majorité l’UE et ses institutions, peinant à implémenter des réformes qui limiteraient l’influence des lobbies financiers et commerciaux au profit d’une Europe plus sociale et solidaire. En Angleterre, en Allemagne et au Portugal, l’idéal d’ouverture européen en matière économique est considéré aujourd’hui au sein des partis sociaux-démocrates comme primant sur les aspects négatifs que la dérégulation a sur les droits des travailleuse·eurs. En revanche, en France, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES), dont fait partie le Parti socialiste français, soutient la désobéissance aux traités européens dans le but de défendre “la souveraineté et les intérêts du peuple français”, notamment pour permettre plus d’investissements dans les services publics et la transition écologique et “pour réorienter les politiques européennes vers le mieux-disant social et écologique”. Ce dernier exemple montre donc que l’unité à gauche est possible même autour de la question européenne, car toute gauche qui se respecte admet désormais le besoin de désobéir aux règles européennes les plus antidémocratiques et ineptes, sans pour autant revendiquer une sortie.

La Confédération européenne des syndicats est également un acteur important de la défense des travailleuse·eurs européen·nes, bien que son action se concentre au sein des institutions et qu’elle défende les partenariats sociaux plutôt que la lutte syndicale, or la JS considère que les transformations politiques les plus radicales et nécessaires viennent de la rue et non des parlements.

Nous avons besoin d’une gauche unifiée, qui rassemble les partis, les mouvements sociaux et les syndicats en Europe derrière une vision commune. Ce ne sont pas de vulgaires rêveries : des mouvements et des partis comme Momentum en Grande-Bretagne, Syriza en Grève, 15M et Unidas Podemos en Espagne, La France Insoumise en France, etc. avaient et ont toujours un grand potentiel pour unir les populations de tous les pays européens derrière les idéaux du socialisme. La gauche européenne doit mettre l'accent sur les droits des travailleuse·eurs et la défense des droits fondamentaux. Elle doit aussi s’inscrire dans une ligne internationaliste, car les intérêts des êtres humains doivent être placés avant ceux des États. Une gauche unie sera également capable de lutter efficacement contre la menace que représente la montée de l'extrême-droite dans de nombreux pays européens comme la France, l'Italie ou la Hongrie.

2. L’UE, un instrument du capital avant tout

Comme nous l'avons vu plus haut, l'UE est avant tout un espace économique capitaliste, dans lequel l'intégration économique des États-nations est au premier plan. Son objectif principal est un développement européen axé sur la concurrence. Les étapes concrètes qui ont suivi la fondation de l'UE ont été le démantèlement des barrières commerciales, la limitation des processus démocratiques liés à la politique économique au sein des États-nations et les privatisations. La politique sociale était et reste tout au plus un domaine de second ordre au sein de l'UE.

Le marché intérieur européen est l'objectif principal de l'UE et comprend quatre "libertés" : la libre circulation des marchandises, la libre prestation de services, la libre circulation des capitaux et des paiements, et la libre circulation des personnes. Le problème principal de cette liberté est le bénéfice unilatéral qu'en tirent les grandes entreprises. La libre circulation des personnes représente certes un abaissement des frontières nationales et une réelle avancée dans les droits des citoyen·nes des États membres de Schengen et de l'UE, mais les restrictions nationales, par exemple dans le domaine des prestations sociales, relativisent fortement cette libre circulation des personnes. Cette pression nuit à la protection des travailleuse·eurs au profit des grandes entreprises du monde entier.

Protection des droits des travailleuse·eurs

Au sein de l'Europe, les différences entre les États membres en matière de droits des travailleuse·eurs sont énormes. Ainsi, les salaires sont par exemple deux fois plus élevés au Danemark qu'en Bulgarie. Les États membres dont la productivité est relativement faible ont subi une forte pression sur les politiques salariales et fiscales après l'introduction de l'euro afin de maintenir leur compétitivité.

Les différences des coûts de la vie et du travail permettent aux grandes entreprises européennes de maximiser leurs profits : elles produisent meilleur marché dans certains pays, en particulier en Europe de l’Est, en profitant de salaires plus bas, et gardent leur siège social en Europe occidentale, contrôlant ainsi une grande partie de la chaîne de production. Ce processus s’appelle l’intégration verticale de l’économie. En résulte du dumping salarial, ou sous-enchère salariale, qui tire les salaires de tou·tes les travailleuse·eurs vers le bas s’il n’est pas combattu. Les entreprises pratiquent également du dumping salarial en employant des personnes venu·es de pays au salaire médian plus faible. Il en résulte une surexploitation de ces travailleuses·eurs ainsi qu’une pression sur les salaires de l’ensemble des travailleuses·eurs. En 1996, l’UE a introduit la directive sur les travailleuse·eurs détaché·es afin d’offrir de meilleures conditions de travail aux personnes travaillant dans un autre pays de façon temporaire, qui a été reprise en Suisse sous la forme des mesures d’accompagnement (11). Cependant, ce n’est pas suffisant : la protection des travailleuse·eurs en Europe est fragilisée par la baisse du taux de syndicalisation et, dans la plupart des pays européens, la faible couverture par des conventions collectives de travail et la jurisprudence de la Cour de justice européenne en faveur du capital, qui contrecarre quasi systématiquement les actions syndicales pour le respect des droits sociaux.

Politique monétaire : la stabilité de l’Euro avant le bien-être des habitant·es de l'Europe

L'introduction de l'euro en tant que monnaie unique a permis d'éliminer les incertitudes liées aux fluctuations des monnaies nationales. Le revers de la médaille est la limitation des politiques économiques nationales. Les États sont contraints de respecter les critères de stabilité de la monnaie unique ; les États membres ont ainsi perdu le droit de s'endetter. Ce manque de liberté a entraîné des situations désastreuses, particulièrement au cours de la crise économique et financière mais également durant la crise du coronavirus. Les États membres ont été contraints de mener une politique d'austérité et ont dû appliquer une politique économique néolibérale, indépendamment des majorités nationales et des besoins de la population, sur le dos des travailleuse·eurs et des plus pauvres. Les pays grands perdants, comme la Grèce, l'Italie, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande, ont dû se plier aux coupes sociales, aux privatisations et au démantèlement des droits des travailleuse·eurs. La population portugaise a réussi à s'en libérer. Les grandes manifestations contre la crise ont conduit à une nette progression des deux partis de gauche radicale Bloco de Esquerda et des communistes, qui ont ensuite mené à un gouvernement anti-austérité constitué par le Parti socialiste, de 2015 aux élections de 2022. L'exemple du Portugal montre bien que la gauche européenne doit se mobiliser contre le démantèlement voulu par les mesures néolibérales dans les États-nations et s'unir pour créer une pression. Les protestations sociales émanant de la population d'un État membre peuvent apporter de réelles améliorations et mettre l'UE sous pression.

La JS se bat résolument pour les 99 %, donc pour les droits des travailleuse·eurs.

Outre la défense de nos droits en Suisse, la lutte internationale contre le néolibéralisme et l'exploitation est également cruciale. De bonnes conditions de travail, des assurances sociales développées, des garanties socio-politiques telles que des solutions de garde d'enfants financées par l'État et une politique migratoire solidaire doivent être au centre de la lutte pour une Europe solidaire. La JS Suisse exige donc une politique salariale et tarifaire coordonnée, ainsi qu'une politique industrielle et de services sociale et écologique.

En outre, en Suisse, en Europe et dans le monde entier, une politique fiscale efficace en faveur de la redistribution du capital aux travailleuse·eurs et de la limitation du pouvoir des grandes entreprises est essentielle.

Ainsi, la JS Suisse formule les revendications suivantes à court terme pour une politique économique européenne en faveur des 99 % :

  • Les économies des États-nations doivent être libérées du joug de la monnaie unique, et donc de la pression sur les acquis sociaux. Les Etats membres doivent pouvoir décider eux-mêmes s'ils veulent leur propre monnaie et/ou l'euro.
  • Dans le cadre des négociations actuelles avec l'UE, la gauche suisse doit s'engager, en particulier pour l'introduction de la directive sur la citoyenneté européenne, de salaires minimaux et de mesures d'égalité salariale.
  • Harmonisation d'une politique sociale équitable dans toute l'Europe pour surmonter les contraintes néolibérales du système économique européen actuel.
  • Introduction et hausse de l'impôt minimal global sur les grandes entreprises.
  • Renforcement du soutien de l’action syndicale et extension automatique des conventions collectives de travail.
  • Les entreprises ayant leur siège social dans l'UE doivent appliquer des normes de travail et environementales tout au long de la chaîne de production, à l'intérieur et à l'extérieur de l'UE.
  • Introduction d'un impôt européen sur les revenus du capital et la fortune.
  • Introduction de conseils de travailleuse·eurs à l'échelle de l'UE pour les entreprises opérant dans plus d'un pays.

3. L'UE et la Suisse : entre contrainte, influence et démarcation

Par le passé, la gauche suisse s'est beaucoup intéressée à la question de la protection des travailleuse·eurs en conflit avec l'intégration européenne. Dans le cadre de la libre circulation des personnes, des mesures d'accompagnement en faveur des travailleuse·eurs en Suisse ont été introduites en 2004. Elles visent à empêcher le dumping salarial et les conditions de travail abusives. Si elles étaient initialement une reprise du droit européen, elles ont été développées et sont aujourd’hui qualifiées de “discriminatoires” par l’UE, notamment parce que les entreprises européennes ont 8 jours pour déclarer les travailleuse·eurs qu’elles “détachent” en Suisse, contrairement à 4 dans l’UE. Les mesures d’accompagnement ont également permis d’étendre sensiblement le droit des travailleurs et travailleuses dans de nombreuses branches en facilitant le rôle contraignant de certaines conventions collectives. Elles représentent aujourd’hui en Suisse des acquis sociaux qui ne seraient sans elles pas protégés.

La Suisse est liée à l'Europe par des traités bilatéraux. Outre l'accord de libre-échange, il s'agit des accords bilatéraux. Après le rejet de l'adhésion à l'Espace économique européen (EEE) en 1992, la population suisse adopte en 2000 les Accords bilatéraux I, qui marquent le début de la voie bilatérale, en même temps que les mesures d'accompagnement. Les différents accords des Accords bilatéraux I sont liés entre eux par une clause guillotine (12). Ils sont suivis en 2005/2006 par l'élargissement de l'UE vers l'Est et l'introduction des Accords bilatéraux II. Ils comprenaient notamment l'introduction de Schengen/Dublin, ou, dans le cadre des négociations, le « milliard de cohésion ». En 2009, la Suisse dit oui à l'extension de l'UE à la Roumanie et à la Bulgarie et à l'extension des mesures d'accompagnement. En 2014, l'UDC gagne la votation sur son initiative contre l'immigration de masse, qui remet notamment en question la libre circulation des personnes (13). En 2016, le Conseil fédéral fait savoir au Conseil de l'UE que la demande d'adhésion de la Suisse à l'UE doit être considérée comme retirée. En 2020, l'UDC échoue dans les urnes avec son initiative de limitation, qui aurait eu pour conséquence la résiliation de la libre circulation des personnes.

Un autre thème récurrent est l'obligation de reprendre de manière dynamique la jurisprudence européenne en Suisse. De nombreuses jurisprudences sont immédiatement transposées dans le droit suisse, et la Suisse fait ainsi partie intégrante de l'Europe. La Suisse n'a souvent aucune possibilité d'influencer ce droit, ce qui pose un sérieux problème compte tenu de l'orientation néolibérale et anti-migratoire de l'UE. Un éventuel succès d'un référendum en la matière conduirait à une renégociation presque sans espoir ou à la sortie du traité. L'exemple le plus récent est la votation sur Frontex et la discussion sur une éventuelle sortie des accords de Schengen/Dublin.

La discussion actuelle sur la relation Suisse-UE a pour toile de fond le fait que le réseau de traités, composé d'une vingtaine d'accords bilatéraux et de plus d'une centaine d'autres traités, n'est plus toléré en raison de l'inertie de sa construction, et que la Suisse s'est elle aussi déclarée favorable à l'uniformisation sous un accord-cadre. Outre l'unification, l'UE exige un mécanisme de règlement des éventuels litiges entre la Suisse et l'UE.

En 2021 a été présenté l'accord-cadre institutionnel. Il a été fortement combattu par les syndicats, mais aussi par la droite, notamment en raison des aversions mentionnées. L'accord-cadre aurait considérablement affaibli les mesures d'accompagnement (14) et n'était donc pas suffisant. En voyant l’intransigeance syndicale sur cette question, le Conseil fédéral a préféré, à travers une alliance du PLR avec l’UDC, abandonner toute négociation plutôt que d’entrer en matière sur d’autres points importants pour l’UE mais incompatibles avec les idéaux politique conservateurs de la droite bourgeoise helvétique telle que la directive sur la citoyenneté européenne. Depuis l'échec de l'accord-cadre, l'UE n'est plus disposée à renouveler les relations actuelles avec la Suisse ou à conclure de nouveaux accords. Le non-renouvellement des accords existants d'accès au marché entraîne d'importantes restrictions en matière d'autorisation des produits.

De plus, la Suisse ne peut plus s'associer dans les domaines de la formation, de la recherche et de l'innovation, ce qui entraîne des désavantages massifs pour certaines personnes et secteurs. Pour les étudiant·es, en particulier, cette situation est déplorable. Les étudiant·es suisses risquent de perdre le contact avec la recherche actuelle et l'accès aux programme d'échange européens. Cette situation ne peut et ne doit pas devenir permanente.

Sommes-nous dans une impasse ?

La gauche suisse est confrontée à un grand défi. D'une part, la critique de l'UE est justifiée et nécessaire. Il est important de se démarquer de la critique faite par la droite conservatrice : il est indispensable d’inscrire nos critiques de l’UE dans un axe internationaliste cohérent et de ne jamais tomber dans des critiques d’ordre culturel.

De plus, il est urgent d'agir : la rupture de la relation avec l'UE se répercute sur l'économie et la société.

Parmi les premiers avantages de la Suisse face à l'UE se trouvent les instruments de démocratie directe. Nous bénéficions en outre des mesures d'accompagnement à la libre circulation des personnes. De plus, la Suisse continue dans une certaine mesure de protéger les services publics. Dans l'UE, les aides de l'État sont limitées. En Suisse, en comparaison, de nombreuses institutions sont encore en mains publiques (électricité, transports publics, santé, éducation), mais il faut tout de même reconnaître que la tendance néolibérale au démantèlement des services publics et de l'approvisionnement de base prédomine chez nous.

La JS reconnaît que la marge de manœuvre vis-à-vis de l'UE en tant que pays intégré mais non membre est relativement faible. Ainsi, les accords et les reprises de droit peuvent être retardées puis recalibrées au moyen du référendum, mais la Suisse ne peut pas se soustraire à ces directives. Il est malheureusement impossible de se retirer de cet enchevêtrement de dépendances, d'accords et de proximité géographique.

La JS s'engage donc pour un renforcement de l'internationalisme européen au sein de la gauche pour exercer une influence sur la politique de l'UE par le biais de la lutte ouvrière, des grèves, des stratégies internes à la gauche et des coopérations.

4. Crise climatique et UE : un exemple de la nécessité de l’action coordonnée

Étant le principal défi de notre époque, la politique climatique doit aussi trouver une place dans la question européenne. La JS défend clairement le zéro émissions de CO2 net d'ici 2030, et évalue chaque action en matière de politique climatique par rapport à cet objectif. De plus, la JS revendique clairement le "System Change Not Climate Change" : la lutte contre la crise climatique doit toujours être une lutte anticapitaliste et pour les 99 %, car le capitalisme est le responsable de cette calamité destructrice. L'UE, en tant qu'organisation supranationale, a une responsabilité particulière dans la lutte contre la crise climatique, non seulement parce qu'elle dispose des moyens financiers et techniques nécessaires, mais surtout parce que l'époque où la politique climatique était exclusivement efficace au niveau national est indubitablement révolue. L'Europe, en tant que centre de la prospérité mondiale, porte considérablement plus de responsabilité que le Sud global exploité dans la mise en œuvre de solutions à la crise climatique. Les modes de vie et de production européens, basés sur l'exploitation du Sud global, montent que l'Europe se doit tout particulièrement de s'impliquer dans la lutte contre la crise climatique.

D'une manière générale, on peut reconnaître que, dans le contexte de la politique mondiale, l'UE fournit ces dernières années une contribution relativement importante dans la lutte contre la crise climatique. Cependant, celle-ci n'est de loin par suffisante. En effet, l'UE et ses États membres ont une responsabilité considérable, en raison de leurs importances émissions de CO2 malgré leur faible population, et de la délocalisation de leurs industries polluantes dans le Sud Global. L'UE ne va donc nettement pas assez loin en matière climatique et son ADN néolibéral la rend incapable de stopper la crise climatique en suivant le principe de la justice climatique. Les mesures présentées dans le cadre du Green Deal européen, comme l'échange de droits d'émissions (traité ci-après), la stratégie du “Derisking” (15) ou la taxonomie récemment révisée des activités économiques "respectueuses de l'environnement", continuent à évoluer dans le cadre étroit de l'économie orientée vers le profit et donc de l'exploitation des individus et de leur lieu de vie. Les questions de justice sociale ne sont traitées que de manière marginale. (16)

Pourtant, la politique climatique de l'UE est aujourd'hui bien plus avancée que celle de la Suisse et de nombreux autres États. Le Green Deal européen, qui fait partie de la politique climatique européenne, doit tracer la voie vers le zéro émissions net en 2050. Dans ce cadre, la Commission européenne a présenté le paquet « Fit for 55 », qui contient des mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d'ici 2030 par rapport à 1990.

L'instrument principal de la politique climatique européenne est l'échange de droits d'émission. Des droits d'émission (17) sont émis en quantité limitée puis négociés sur le marché. C'est un système auquel la Suisse participe également, et par lequel elle prétend se soustraire à des mesures de protection du climat. Ce système contribue très peu à la réduction des gaz à effet de serre et couvre moins de la moitié des gaz nocifs pour le climat. En revanche, il repose sur une stratégie purement commerciale, qui fait clairement passer le profit avant le bien-être de toutes et tous. Cela ne résout ni les questions d'urgence, ni celles de justice sociale.

La récente décision du Parlement européen concernant le règlement sur la taxonomie constitue un développement déplorable de la politique climatique européenne. La taxonomie détermine quelles activités économiques doivent être considérées comme écologiquement durables afin de pouvoir déterminer la durabilité d'un investissement, or, en juillet 2022, le gaz et l'énergie nucléaire ont été ajoutés a posteriori à la liste des possibilités d'investissement durable, ce qui constitue un recul désastreux.

Un point important à reprocher à la politique climatique de l'UE est qu'elle continue d'envisager pour l'avenir une gestion privée par des multinationales de l'approvisionnement en énergie. Nous avons besoin d'un contrôle démocratique d'un approvisionnement en énergie durable qui place le climat avant les profits des grandes entreprises.

Le transport représente un autre facteur important. Il est responsable d'une grande partie des émissions de gaz à effet de serre. Les accords de libre échange renforcent ces émissions et doivent donc être combattus dans leur forme actuelle (ex. : TTIP/TiSA).

Autre moteur de la crise climatique, le secteur agricole est contrôlé par quelques grandes entreprises. Le déséquilibre de pouvoir entre les entreprises et les consommatrice·teurs et travailleuse·eurs est considérable. Il pousse les petites entreprises agricoles hors du marché, viole systématiquement les droits humains et animaux, déclenche des famines notamment en raison de la politique d'exploitation des surfaces agricoles et de la spéculation alimentaire dans le Sud global, et alimente la crise climatique. La politique agricole de l'UE est l'un de ses plus anciens domaines politiques et prend la forme d'une politique agricole commune (PAC). Le Parlement européen a adopté les nouvelles lignes directrices de la PAC pour la période 2021-2027, remettant ainsi fortement en question les objectifs du Green Deal. La politique agricole européenne doit se concentrer sur les petites et moyennes exploitations ainsi que sur les exploitations aux structures diversifiées.

En résumé, on peut affirmer que l'UE fait bien trop peu contre la crise climatique. Il est également difficile d'affirmer que la politique climatique actuelle de l'UE, ou une politique climatique plus ambitieuse, aurait la moindre chance auprès de ses États membres. Les États membres favorables au charbon, à l'industrie automobile ou encore le renforcement des partis populistes de droite en Europe représentent d'importants obstacles. Dans la perspective d'une politique climatique anticapitaliste, l'UE, en tant que communauté d'États uniquement focalisée sur l'intégration économique, n'en fera jamais assez. Il faut renforcer considérablement la pression internationale sur les États- nations, mais aussi sur les institutions de l'UE. La politique climatique européenne doit se détacher complètement des principes néolibéraux et suivre les revendications du mouvement pour le climat et les analyses du GIEC. La vie doit passer avant les profits, radicalement et suivant la justice sociale.

La JS formule ainsi les revendications suivantes en matière de politique climatique européenne :

  • une augmentation massive des investissements dans les énergies renouvelables et la lutte contre le nucléaire et le gaz.
  • une transition plus rapide et plus efficace des voies de transport vers des systèmes de transport plus respectueux de l'environnement, l'utilisation de technologies plus efficaces sur le plan énergétique — sans pour autant augmenter considérablement la consommation d'énergie — et donc une réduction du besoin de transport international.
  • une politique agraire respectueuse du climat, avec des investissements dans une transformation de l'agriculture qui contribuent efficacement aux objectifs en matière d'environnement, de protection des animaux et de climat.
  • des règles claires pour les entreprises et des mécanismes de contrôle.
  • un soutien financier et logistique aux pays du Sud global dans la lutte contre la crise climatique et le développement des énergies renouvelables, sans engagement de ces pays en dehors du domaine climatique.

5. Quel avenir proche pour notre relation avec l’UE ?

La JS Suisse ne peut éviter de se positionner par rapport à l'UE, non seulement en raison de la situation géographique de la Suisse et de sa dépendance économique, mais aussi parce que notre conviction internationaliste est que nous voulons lutter pour toutes les personnes et pas uniquement pour la population suisse. Trop souvent, les discussions politiques autour de l'UE sont abordées avec un sentiment d'indépendance et de ne pas être concerné·es (on parle de sentiment de « Sonderfall »). Il n'est pas rare que ce sentiment s'inscrive dans un nationalisme qui prévaut chez les représentant·es de l'extrême-droite. Mais la gauche aussi se cache rapidement derrière le rejet de la construction néolibérale, antidémocratique et inhumaine aux frontières qu'est l'UE, empêchant une réelle réflexion sur les approches internationalistes de la transformation politique. Il faut en outre reconnaître que, dans de nombreux domaines, la Suisse n'est pas meilleure que l'Europe unie, comme l'a montré notre analyse.

Les grandes lacunes mises en évidence ci-dessus et l'analyse remettent en question l'UE dans son ensemble. Le manque de démocratie, le néolibéralisme et les dysfonctionnements réduisent la volonté de s'engager en faveur de l'UE. Toutefois, les développements néolibéraux se manifestent également en Suisse depuis les années 80, car il s'agit d'un problème global et non spécifique à l'UE. Il est également important de reconnaître que le type actuel de relation à l'UE mène à l'adoption uniquement des règlements néolibéraux et pas des règlements progressistes. La question de l'adhésion mérite donc d'être posée sérieusement : c'est une question à long terme d'internationalisme, qui, comme le montre l'analyse, doit être développée, ainsi qu’une question de solidarité avec l'ensemble des populations européennes, qui ne profitent pas d'un niveau de vie aussi privilégié que le nôtre.

La peur au sein de la gauche suisse d'une discussion sur la question d'une éventuelle adhésion à l'UE l'empêche de prendre une position détaillée sur l'UE et la place dans une position attentiste et passive. En tant que JS, notre combat ne devrait pas se centrer sur les modalités de la relation Suisse-UE mais sur la lutte contre le pouvoir des possédant·es et pour une gauche européenne forte et ambitieuse. Nous devons collaborer avec des partis de gauche et des mouvements sociaux de toute l'Europe. Seule une gauche renforcée au niveau européen aura réellement le pouvoir de réaliser nos objectifs, et seule une gauche européenne unie peut développer une vision à long terme pour l'Europe et la façonner ensemble.

Ainsi, à court et à moyen terme, nous demandons au Conseil fédéral de défendre les revendications suivantes dans toutes les phases futures des relations diplomatiques entre la Suisse et l'UE :

  1. Politique sociale : adoption de la citoyenneté européenne, extension des compétences de l'UE dans le domaine social ;
  2. Politique économique et financière : imposition des entreprises (reprise de la réforme de l'OCDE à partir de 2023), modification de la jurisprudence en faveur de mesures syndicales et prévention de la concurrence fiscale internationale ;
  3. Protection des salaires : salaires minimums dans toute l'Europe, à moins que des réglementations plus efficaces n'aient été mises en place (comme par exemple dans les pays du Nord), protection des travailleuse·eurs ;
  4. Démocratie : suppression de l'obligation d'unanimité, renforcement des instruments du Parlement, introduction de l'initiative législative (17);
  5. Service public : renversement de la logique de privatisation, suppression de l'interdiction des aides étatiques ;
  6. Politique climatique : neutralité CO2 d'ici à 2030, une politique climatique rigoureuse n'autorisant ni nucléaire ni gaz dans sa taxonomie et prenant des mesures plus efficaces que l'échange de certificats d'émission ;
  7. Politique migratoire : reconnaissance du droit d'asile, introduction de l'asile en ambassade et création de voies de fuite sûres, reconnaissance de la clause humanitaire dans l'accord de Schengen/Dublin et élargissement radical des motifs de fuite reconnus

Si l'adhésion de la Suisse à l'UE devait être envisagée, la JS considère que le maintien de la démocratie directe et des droits des travailleuse·eurs tels que la protection des salaires et des emplois ainsi que la garantie des services publics (CFF, système énergétique, etc.) constituent des conditions préalables non négociables à une adhésion. Mais la lutte ne s'arrête pas là. L'objectif suprême de la future Europe doit être et reste une vie épanouissante pour tou·tes les Européen·nes, dans le respect de la justice sociale.

6. Notre vision pour une Europe sociale, démocratique et écologique

Le Manifeste de Ventotene sert de base pour la vision d'une future Europe socialiste. Il esquisse l'idéal d'un fédéralisme européen. Les autrice·eurs de l'époque considèrent que la souveraineté des États-nations est à l'origine de la Seconde Guerre mondiale et appellent donc à la création d'un État fédéral européen par un mouvement révolutionnaire. Le Manifeste se base sur des conceptions socialistes et communistes de l'économie. C'est l'une des premières ébauches importantes d'une intégration européenne.

La JS s'appuie sur ce manifeste, car elle est internationaliste et rejette fondamentalement le concept de l'État-nation. Cependant, nous reconnaissons les spécificités régionales sur lesquelles une certaine région géographique doit pouvoir prendre des décisions autonomes. En ce sens, la JS rejette la prépondérance actuelle des intérêts nationaux des États membres de l’UE s’ils ne correspondent pas à des intérêts collectifs. Les intérêts des Européen·nes devraient être bien plus représentés et défendus. Nous voulons une Europe sociale, démocratique, féministe, écologiste et antiraciste, et nous pensons que la meilleure façon pour réaliser cette vision est la construction d’une Europe fédérale.

En tant que parti socialiste, la JS s'engage à transformer la société. Nous défendons donc l’analyse suivante, issue du Manifeste : « La révolution européenne devra être socialiste, c'est-à-dire qu'elle devra permettre l'émancipation des classes ouvrières et la réalisation, à leur profit, de conditions de vie plus humanisées. » La conviction du Manifeste comme de la JS est que la condition fondamentale pour une Europe socialiste unie est la création d'un mouvement révolutionnaire européen. Comme l'indique également l'analyse institutionnelle et politique, le seul potentiel réside dans une gauche européenne unie. Cela ne signifie pas qu'il n'y a plus besoin d'une unique organisation qui serait le moteur de la transformation, mais plutôt que tous les mouvements et partis transformateurs doivent unir leurs forces et s'accorder sur une voie et une vision commune. La force de ces mouvements doit lever la paralysie de la gauche des États-nations et offrir une stabilité indépendante des processus internes aux États-nations. C'est pourquoi la JS Suisse considère que son rôle est de créer des liens avec toutes les forces transformatrices européennes, de préparer des revendications communes et de s'organiser pour créer une Europe socialiste. Concrètement, cela signifie :

  • Diffuser notre analyse de l'UE au sein de la YES et défendre notre vision ;
  • Créer des liens avec les organisations et mouvements syndicaux, féministes et écologiques hors de la YES ;
  • Créer des alliances, élaborer des revendications communes et organiser des actions, des manifestations et des grèves à l'échelle européenne.

Autre enseignement important du Manifeste sur la voie d'une Europe socialiste : « Le pouvoir ne se conquiert et ne se garde pas uniquement par la ruse, mais par la capacité à répondre de manière substantielle et vitale aux exigences de la société moderne. » Cela signifie que nous devons créer des visions.

Une Europe socialiste est une Europe construite dans l'intérêt des 99 %, en harmonie avec la nature. Pour cela, les besoins fondamentaux de toutes les personnes doivent être garantis. Pour y parvenir, nous avons besoin d'une planification démocratique de l'économie à l'échelle européenne. Cela doit passer par une coordination de plans régionaux ; les structures sociales au niveau local et régional restent donc autonomes. Ces plans devront répondre aux besoins régionaux de façon démocratique et décider de quels biens et services sont produits — et en quelles quantités. Il doit malgré tout également être possible de mener des projets communs à l'échelle du continent. Des institutions démocratiques doivent être créées dans ce but, au sein desquelles des représentant·es de toutes les instances locales peuvent participer aux prises de décisions. Chaque instance locale doit cependant avoir la possibilité de ne pas participer à un projet donné. Ainsi, notre vision reflète en un sens l'objectif d'une Europe fédérale fixé par le Manifeste de Ventotene.

Pour créer une telle Europe, nous devons transformer fondamentalement la société. En particulier, les transformations suivantes sont nécessaires :

  1. Socialisation des entreprises existantes à partir d'une certaine taille et placement sous le contrôle démocratique des travailleuse·eurs ;
  2. Transformation de l'organisation de l'économie vers une économie planifiée respectueuse du climat et démocratique ;
  3. Expropriation de la propriété foncière et redistribution de cette dernière sous condition d'une organisation coopérative et sociale ;
  4. Collectivisation et organisation démocratique des secteurs du travail du care dont les réalités de travail ne sont pas spécifiques aux régions ;
  5. Réduction massive du temps de travail, garantie d'emploi et revenu de base généreux ;
  6. Renforcement conséquent du service public (formation, santé, etc.) et des assurances sociales ;
  7. Abolition de toutes les frontières et libre circulation pour tou·tes ;
  8. Mise en place de structures démocratiques au niveau local, responsables de la planification de l'économie et de l'organisation de la société ;
  9. Création d'institutions démocratiques au niveau européen, permettant la coordination entre les niveaux locaux et la poursuite de projets communs.

De l’Europe néolibérale dans un monde capitaliste que nous connaissons aujourd’hui, nous devons construire une Europe sociale dans un monde socialiste. Nous voulons une Europe fédérale, qui respecte les décisions prises de manière démocratique au niveau local tout en permettant la coordination entre ces niveaux et la poursuite de projets au niveau continental. Pour pouvoir y arriver, nous devons construire des liens avec toutes les organisations et mouvements qui luttent pour une transformation de la société. Nous devons élaborer des revendications et des stratégies communes, et nous devons lutter ensemble pour un même objectif : une vie bonne pour tous·tes. En somme, nous devons faire nôtre la conclusion du Manifeste du Parti communiste : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !


Notes de bas de page

(1) Initiative « contre l'immigration de masse » (2014, acceptée), initiative de mise en œuvre (2016, rejetée), l'initiative contre les droits humains (2018, rejetée) et l'initiative de limitation (2020, rejetée).

(2) placé au-dessus des institutions nationales

(3) https://juso.ch/de/positionspapiere/stopp-der-ausbeutung-des-globalen-sudens/

(4) https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/union-europeenne-faut-il-abandonner-le-vote-a-l-unanimite/

(5) Le Conseil de l’Europe ne fait pas partie des institutions de l’UE et se concentre sur la protection des droits humains. La Suisse en fait partie.

(6) https://transparency.eu/who-has-been-lobbying-the-european-commission/

(7) Art. 119, traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A12016E119)

(8) https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2018-3-page-7.htm

(9) https://asile.ch/2022/04/05/no-frontex-la-poudre-aux-yeux-le-systeme-de-responsabilite-de-frontex/

(10) Par exemple, le Parti socialiste européen (PSE), a soutenu l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne alors qu’il garantit que “la concurrence ne soit pas faussée” et limite le budget de l’UE à 1,27 % du PIB européen, restreignant de même les possibilités d’amélioration de la vie des citoyen·nes européens.

(11) Les mesures d'accompagnement protègent les conditions de travail en Suisse. Elles visent à prévenir le dumping salarial et les conditions de travail abusives. La règle est que toutes les personnes travaillant en Suisse devraient travailler suivant les conditions suisses. Lorsque des cas de dumping salarial ou de violations sont découverts, différentes mesures interviennent pour sanctionner la violation.

(12) Une clause guillotine est une clause qui peut êtrre employée pour un paquet d'accords. Elle prévoit que l'ensemble du paquet est invalidé dès lors qu'un accord est brisé ou déclaré invalide.

(13) L'initiative contre l'immigration de masse demandait notamment une limitation de l'immigration et du nombre d'étrangère·ers travaillant en Suisse. Ce projet a donné naissance à la "préférence nationale light" qui favorie de manière xénophobe les travailleuse·eurs suisses.

(14) Le derisking signifie que le secteur public assume le risque économique des investissements privés afin de les rendre plus attractifs, au lieu de réaliser lui-même des investissements. Le derisking suit donc la logique que la privatisation des bénéfices et de la socialisation des pertes.

(15) https://ec.europa.eu/clima/eu-action/european-green-deal/delivering-european-green-deal/social-climate-fund_en

(16) Le droit d'émettre des gaz à effet de serre, dans le cadre d'une quantité d'émission annuelle supportable pour la planète

(17) L'initiative législative permet aux populations de s'opposer à des modifications législatives par le biais de référendums et d'obtenir des modifications constitutionnelles par le biais de référendums. Cela renforce la participation démocratique de la population.