Il est question d’être humains qui, à cause des petits tours de passe-passe, ne trouvent plus rien à manger

27.12.2015

Interview de Mme Valentina Hemmeler-Maïga, ingénieure agronome, secrétaire syndicale chez Uniterre.

  1. Pourquoi le syndicat Uniterre soutient-il l’initiative des jeunes socialistes « Stop à la spéculation sur les denrées alimentaires » ?


Pour la simple et bonne raison que cette initiative met à l’ordre du jour une thématique qui serait, sinon, simplement passée sous silence : les crises alimentaires que subissent des régions entières du globe, et leurs habitants. Cela permet de braquer les projecteurs médiatiques sur le fait que le secteur de la finance, après la crise de 2008, a désormais également investi le secteur agricole, et spécule désormais sur de produits alimentaires, alors que jusqu’ici, les paysans avaient été relativement épargnés par les déprédations des requins de la finance...
Or, depuis peu, le système agricole mondial s’est vu noyauté par le secteur de la finance, qui n’a qu’un seul et unique objectif : le profit, maximal et surtout : immédiat. Alors que les agriculteurs ont, eux, besoin de temps, pour pouvoir planifier leurs semailles comme leurs récoltes sur le long terme, en fonction des conditions climatiques, des ressources (eau, fertilisants, etc...) qu’ils ont à disposition, le secteur de la Finance les soumet à une volatilité des prix toujours plus aléatoire, ce qui les empêche de prévoir leurs rendements sur le long terme, et les place dans une situation extrêmement pénible. La spéculation, par définition court-termiste, sur les biens alimentaires produits par les paysans, signifie bien souvent la négation même de leur travail et, parfois, peut même réduire à néants des années d’effort (comme lors de la crise alimentaire mondiale de 2007-2008) !
  1. Pensez-vous que l’initiative soit difficile à appliquer ?


Vous savez, si l’on s’arrêtait à chaque fois que cela devient compliqué, on ne lancerait plus aucune initiative populaire ! Je crois qu’il s’agit avant tout d’une question de bonne volonté de la part du Conseil Fédéral comme du Parlement. Je ne suis pas juriste, donc pas experte en la matière, mais je fais confiance aux spécialistes et à ceux qui nous gouvernent, pour trouver des solutions sensées et applicables, qui respecteront au plus près la volonté populaire. C’est le propre même de cet outil de démocratie directe qu’est l’initiative populaire. Jusqu’ici, des solutions ont toujours été trouvées en faveur d’autres milieux (secteur financier & bancaire, caisses d’assurances-maladie, fiscalité des entreprises, etc...), dans des domaines qui ne sont pas forcément moins compliqués, alors pourquoi n’en trouverait-on pas pour le milieu agricole ?
  1. Mais si la Suisse se retrouve seule à légiférer en la matière, tandis que des géants agricoles comme la Chine ou le Brésil ne font rien de leur côté, cela sert-il à quelque-chose ?


C’est sûr que si personne ne fait rien, et attend des autres qu’ils fassent le premier pas, alors là, nous pouvons être certains que rien ne changera ! Ici, il s’agit tout-de-même de droits humains, pouvoir s’alimenter est un besoin fondamental ! Parfois, il faut savoir sentir quand le vent tourne, et être capables de prendre quelques risques au début, pour se retrouver satisfaits d’avoir su anticiper les changements avant les autres.
La Suisse se targue d’être exemplaire dans bien des domaines, et précisément dans celui du respect des droits de l’Homme. Il serait bien que dans ce domaine, elle passe de la parole aux actes ! Montrer l’exemple demande bien du courage, c’est prendre quelques risques, c’est sûr...d’un autre côté, il est toujours dangereux d’attendre le dernier moment avant d’agir, de changer ses mauvaises habitudes : nous risquons, encore une fois, d’y être contraints par tous ceux qui l’auront fait avant nous (on l’a vu avec le secret bancaire) ! Je sais que les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Royaume-Uni ont déjà pris des mesures pour réguler ce secteur, avec obligation de déclarer les produits financiers en lien avec des denrées alimentaires, et des limites de positions. Voulons-nous, encore une fois, attendre d’être les derniers à légiférer dans ce domaine, et prendre le risque de nous voir imposer un système que nous n’avons pas décidé nous-mêmes ? Et puis, n’oublions pas qu’il est question ici d’une nécessité vitale pour des millions d’êtres humains : il n’est pas question que de la Suisse, mais d’être humains qui, à cause des petits tours de passe-passe de quelques prestidigitateurs financiers, ne trouvent plus rien à manger !
  1. Mais la spéculation est-elle vraiment, selon vous, la cause principale des crises alimentaires ?


Il est clair que la spéculation boursière sur des biens alimentaires n’est pas la seule et unique cause de la Faim dans le monde. D’autres paramètres entrent en ligne de compte, comme la sécheresse, les catastrophes naturelles, les guerres ou les pandémies. En outre, certains « programmes d’ajustement », qui ont été imposés par le FMI ou la Banque Mondiale à nombre de pays en voie de développement, a parfois plongé ces pays dans la crise, à cause de politiques agricoles absurdes, qui les ont rendus totalement dépendants de certaines denrées alimentaires importées, là où ces pays les produisaient eux-mêmes, sur place. Mais il est certain que la spéculation n’améliore en rien la situation des paysans, déjà suffisamment délicate comme ça !
En fait, la spéculation sur les denrées alimentaires est un phénomène relativement nouveau : le secteur financier a tardé à s’intéresser aux produits agricoles, ça n’a commencé qu’en 2005 environ. De tout temps, le secteur agricole a connu une certaine spéculation, modérée, liée avant tout à la couverture des risques des producteurs, respectivement de l’acheteur d’un bien comestible, du fait des conditions intrinsèquement aléatoires de la production agricole. Mais suite à ses récents déboires, aussi bien dans le secteur immobilier que financier, les grands acteurs du trading en tous genres et les apprentis-sorciers de la spéculation se sont jetés également sur le secteur agricole, relativement épargné jusqu’ici, dans une optique de diversification de leur portefeuille, et dans le but de trouver de nouveaux profits à réaliser, après l’effondrement des marchés immobiliers et financiers, plus du tout aussi rentables qu’auparavant. Ce qui a provoqué une flambée des prix de certains biens de première nécessité, et la crise alimentaire que de nombreux pays du sud ont connue entre 2007 et 2008. Même la Banque Mondiale reconnaît aujourd’hui que la spéculation sur les prix a joué un rôle déterminant dans cette crise !
  1. Pensez-vous que cette initiative a sa chance devant le peuple ?


Il est clair que le combat sera rude : nous avons affaire à un milieu qui possède des moyens colossaux et une force de frappe considérable, et qui va se défendre par tous les moyens à sa dispositions (lobbying intense auprès des partis politiques, propagande, études de soi-disant « experts » qui viendront nous dire que la spéculation sur les denrées alimentaires n’a une incidence extrêmement marginale sur les variations des prix, etc...). On nous dira que des milliers d’emplois sont en jeu, même indirectement (alors que le secteur du trading des matières premières n’est pas particulièrement pouvoyeur d’emplois). Bref, ils essaieront de nous faire peur par tous les moyens : quand on possède un filon qui vous fait gagner beaucoup d’argent, on ne veut pas le perdre ! C’est compréhensible...
Il est sûr que nous n’avons pas les mêmes moyens, la même puissance à disposition. Mais ce combat est juste, nous devons le mener, ne serait-ce que dans le but d’informer la population suisse, de lui faire prendre conscience de comment ça se passe, comment le système actuel fonctionne. Après, même si nous devions perdre cette votation : avoir fait prendre conscience au plus grand nombre des mécanismes financiers, pervers, qui accablent aujourd’hui les paysans (de chez nous comme du Tiers-Monde), ainsi que des milliers d’êtres humains à travers le monde, simplement parce qu’une poignée d’individus s’amuse à faire de l’argent avec leur nourriture, quand bien même ces gens n’ont pour la plupart absolument aucune idée de ce à quoi ressemble les produits avec lesquels ils spéculent, ça n’a pas de prix, et ce serait déjà beaucoup ! Mais j’ai confiance dans le bon sens de mes compatriotes : ils comprendront les véritables enjeux de cette votation, au-delà des menaces et des tentatives d’enfumage de ceux qui ne veulent pas perdre leur pactole.
Valentina Hemmeler-Maïga est ingénieure agronome, et secrétaire syndicale chez Uniterre, un syndicat paysans qui vise à promouvoir une agriculture durable. Uniterre a par ailleurs lancé l’initiative « Pour la Souveraineté alimentaire », disponible ici : http://www.souverainete-alimentaire.ch/in/fr/
Interview réalisée par Vincent von Siebenthal, mardi 10 novembre 2015.