Stupeur et tremblement dans le monde. La superpuissance américaine a élu Donald Trump comme président. Un personnage haut en couleur qui collectionne les frasques, les casseroles et les déclarations maladroites, insultantes ou carrément dangereuses. A peine les résultats connus sur les réseaux sociaux et dans les médias, les réponses sont variée en apparence ; plaisanteries, moqueries, déceptions ou critiques acerbes. Cependant, dans le fond, elles sont unanimes : le pire est arrivé! On essaye parfois de se rassurer en présumant qu’il ne tiendra pas ses promesses ou qu’il sera incapable, tenu en laisse par la nomenklatura républicaine et financières. On voit même certains espérer que les grands électeurs briseront leur serment et refuseront de l’élire, ce qui, dans les faits, représenterait la fin de la démocratie et les confirmerait, lui et ses partisans dans leur idéologie.
Nous voilà coincés pour quatre ans avec ce «fou» de Trump. Ces si prétentieux américains qui sont si fiers de leur prétendue «meilleure démocratie du monde» viennent de prouver qu’ils vivent en «idiocratie». On imagine un «redneck» en salopette qui marie sa sœur et vote pour chasser les Mexicains qui lui volent un travail qu’il n’a, en fait, jamais eu. On s’imagine des Texans obèses et frustrés voter Trump pour empêcher qu’une femme prenne le pouvoir, en entrecoupant leurs déclarations absurdes sur le complot des «musulmo-féministes» de bouchées avides dans un hamburger gras dont la sauce tache leur t-shirt : «make amercia great again». Ceux qui se croient fins et cyniques en rient et se moquent de l’absurdité du monde, jusqu’à porter, chez nous, la fameuse casquette rouge.
Certes, il est confortable de prétendre que les Américains ont voté idiotement. Cela nous rassure qu’ils soient seulement des imbéciles, dupés par un milliardaire à mèches oranges. Qu’ils soient aussi idiots que les Français qui votent Front national (FN), les Anglais qui se sont tirés une balle dans le pied en votant le Brexit ou ces autres qui votent sans réfléchir, qui nuisent à la démocratie, qui mettent en danger les marchés et sapent leur propre pays en ruinant leur économie. Certes, cela nous met à l’abri d‘une situation similaire, nous qui sommes bien plus malins; cela nous offre une explication simple à un événements qui dépasse l’entendement. Entre deux postes indignés sur un réseau social américain, nous pouvons nous rassurer un peu.
En effet, le monde est et doit être inquiet, car la victoire de Donald Trump n’est pas une simple erreur de parcours, ce n’est pas simplement une idiotie qui ponctue parfois la démocratie, ce n’est pas le résultat de la spécificité de la culture américaine secouée par ses dissensions internes. Il est temps de mettre le mot juste sur le phénomène: fascisme! Même si ce mot a été parfois trop connoté ou été utilisé de la mauvaise manière. La victoire d’un homme qui se prétend providentielle, qui rejette les élites politiques trop molles et corrompues, qui prône l’autoritarisme et encourage la violence de ses militants, qui saupoudre de quelques mesures sociales un discours ouvertement raciste, nationaliste et isolationniste, se définit très clairement: la victoire de Donald Trump; c’est le triomphe du fascisme!
Ô bien sûr, pas de ce vieux fascisme des années trente en uniforme qui tend le bras droit et marche au pas de l’oie. Il a su se moderniser et se mettre à la sauce de notre époque. En 143 caractères, il rassemble les masses derrière un leader. Avec des postes brutaux, il attaque les élites, mais surtout les faibles. Avec des déclarations chocs dans les médias, il galvanise et libère la parole destructrice de la rancœur. Il vit avec son époque, mais va toujours vers le même objectif. Il «dresse les avant-derniers contre les derniers»(1). La victoire du fascisme, c’est le triomphe du désespoir!
Car au-delà du showman délirant qui fait des déclarations aussi contradictoires que grandiloquentes, pour le plus grand plaisir des médias avides de scandales vendeurs, au-delà de la misogynie assumée, vulgaire et pathétique, au-delà de l’injustice du système de vote américain qui exclut de nombreuses personnes, il a mobilisé les foules. Le candidat Trump, durant toute sa campagne – de l’investiture républicaine à l’élection présidentielle – a réussi à écraser, les uns après les autres, tous ses adversaires de «l’establishment» de la politique professionnelle américaine bien plus expérimentés que lui. Il est apparu face à tout comme une alternative plus crédible. Pour les perdants du système actuel et de la «grande crise», un vote pour Donald Trump était un vote contre une classe sociale et politique présente tant chez les démocrates que chez les républicains. Une classe qui détient les clefs du pouvoir depuis longtemps aux USA et qui semble indifférente à leurs souffrances. Une classe sociale qui est fermée sur elle-même, qui ne comprend le monde politique et économique que dans les limites qu’elle a elle-même fixées. Une classe sociale qui se forme dans les mêmes universités, les mêmes écoles, les mêmes thinktanks et qui y forme de manière continuelle les futurs leaders, les futurs hauts fonctionnaires, bref les futurs gouvernements. Une confiscation du pouvoir par une «élite» qui conçoit les formes de gestion de l’Etat, de la politique ou de l’économie, d’une seule et même manière; les élections ne se résumant plus qu’à départager les partisans d’une application inflexible ou souple de cette vision politique, et deux ou trois thèmes de société. Pour beaucoup d’Américains, voter pour Trump, c’était refuser cette situation, c’était envoyer balader «l’élite», c’était se révolter! Car oui, une révolte peut être d’extrême-droite. Et cette révolte, comme l’hégémonie à laquelle elle répond, est internationale. En Europe, du Brexit au vote FN, les classes moyennes précarisées et les populations paupérisées ont rejeté les partis traditionnels et leurs mots d’ordre pourtant unanimes. Car oui, une partie de la population, dans de nombreuses démocraties occidentales, voit dans les partis de gauche comme de droite la même « élite », avec la même politique, qu’elle rejette. Car, oui c’est de cela dont il est sujet dans ces différentes votations, secouant le monde occidental.
Cette hégémonie politique et économique n’est pas tant le résultat d’une élite, mais de tous les acteurs du système. C’est là bien le sens de l’hégémonie: les victimes de la situation politique et économique l’ont intégré comme la norme. Elles en viennent même à la défendre, à accepter leur situation comme normale et immuable. De manière redoutablement efficace, elle s’est imposée dans nos sociétés au point de rendre la contestation impossible, même dans la pensée. Sous la devise «il n’y a pas d’alternative», ce modèle de société a été défini comme le seul viable. Pour un système qui se revendique de la liberté, cela est des plus étranges Et qu’importe l’obédience politique, tous les élus n’ont d’autre fonction que d’appliquer ce modèle, en se permettant qu’une critique limité . Le marché, au cœur du système, serait une créature naturelle et vivante, qu’il convient de ne surtout pas perturber, et qui ne nécessite que des conditions cadres optimales. La condition naturelle d’un système économique, ce qui de facto tient du «divin», rend non seulement sa remise en cause impossible (on ne conteste pas la parole de Dieu), mais l’idée même d’une alternative devient blasphématoire. Une proposition visant à donner une réponse politique aux problèmes sociaux et économiques est inacceptable, pire impossible et absurde, car nuisible au marché naturel «divin». Aller contre cet état de fait serait idiot et dangereux, nous exposerait à l’effondrement des marchés, comme un courroux du divin. Nous n’aurions donc pas d’autre choix que de valider ce modèle. Nous pouvons citer en exemple les arguments principaux qui ont structuré les campagnes politiques pour lesquelles le monde a retenu son souffle: votez pour Clinton, car l’autre est trop fou pour être président; votez contre le Brexit, car sinon l’économie sera plombée. Ces argumentaires peuvent être résumés en une maxime: votez pour le néolibéralisme(2),car l’alternative n’est pas envisageable. La victoire du marché naturel, c’est le triomphe de l’autoritarisme.
Alors, quand des hommes et des femmes fort-es et providentiel-les proposent de mettre au pas les marchés financiers, de tenir tête aux banques, de répondre par des mesures étatiques aux problèmes sociaux comme l’a fait le FN ou même Trump(3), bref d’apporter des réponses politiques aux problèmes de la société, quand ils considèrent que la paupérisation, la précarisation et les malheurs des perdants du néolibéralisme ne sont pas une condition normale du marché; ils apparaissent comme une alternative crédible et de toute manière comme la seul alternative. Car partout, la gauche a renoncé à cette place. Plutôt que de renverser la table et apporter le changement, elle a voulu se montrer meilleure gestionnaire du néolibéralisme que la droite(4). En n’étant plus une alternative au système en place, la gauche se suicide à moyen terme.
Et la Suisse dans tout cela? Car oui, la Suisse est elle aussi confrontée à cette problématique. En témoigne le succès que l’UDC a connu ces dernières années. Même si les parlementaires de cette organisation votent pratiquement systématiquement en faveur des politiques néolibérales, le discours du parti, lui, est pour un changement, un rejet de l’Europe des marchés et du dictat des «élites». Alors que le PS et le PLR répètent en cœur que la fermeture des frontières serait impossible, que le marché ne le supporterait pas, que c’est un fait immuable, l’UDC, elle repolitise le débat et prétend appliquer ses politiques au nom du peuple souverain. Ce parti devient, du moins dans le discours, une alternative au système en place.
Pourtant, les démagogues de l’extrême-droite n’ont pas toujours été la seule alternative viable. C’est la gauche qui a longtemps occupé cette place. Dans le monde, et aussi en Europe, elle représentait la possibilité de renverser la table, de refuser l’ordre établi et de changer le système. Aujourd’hui, cette gauche cherche à renaître par le changement qui critique le système en place et bouscule les puissants. En Angleterre, il est incarné par Jeremy Corbyn et les milliers de militants qui ont spontanément rejoint le Labour pour défendre ce changement. Aux USA, c’est Bernie Sanders qui l’incarne, lui qui aurait battu Trump si les démocrates en avaient fait leur candidat. Le Parti Socialiste Suisse (PSS) cherche, lui aussi, timidement et de manière chaotique, à modifier son image et se présenter comme l’alternative. Les déclarations de son président sur la lutte des classes et la frénésie d’analyse sur les «élites» après les élections présidentielles américaines en témoigne.
Toutefois, il y a déjà dans l’énoncée, la source du problème qui empêche le PSS de modifier sa politique: il fait des déclarations et critique l’élitisme dans le but de changer son image et de gagner, ou du moins «de ne pas perdre» les prochaines élections, la répétitive échéance, source de toutes les actions du parti. Pourtant, quelques déclarations de surface, avant de reprendre les vieilles recettes, ne suffiront pas. Dénoncer des «élites» et non pas la politique à la source des maux de notre époque est contreproductif, d’autant que le parti attire des personnes diplômées et aux salaires confortables ce qui ne crédibilise pas ce discours. Si à travers le monde occidental, l’extrême-droite peut prendre tant de place, c’est que la gauche, jusqu’ici, lui a abandonné la responsabilité de proposer des alternatives. Cette alternative ne peut pas se contenter de mots creux ou de déclarations chaotiques, mais doit être la création d’une réflexion solide. En premier lieu, il convient de rétablir une critique radicale et réfléchie du système, des structures politiques, des structures sociales et des structures économiques qui soit de gauche. Sur ces constats, il faut proposer des réformes politiques qui soient véritablement des changements de société et véritablement de gauche, pas une gauche «gentille au chevet des indigents.» Mais, une gauche qui veut conquérir le pouvoir pour appliquer ses politiques et qui a l’honnêteté de le reconnaitre. Quand la gauche s’est déchirée sur la révolution contre la réforme ; renoncer à faire la révolution, ce n’était pas renoncer à changer de société, mais c’est choisir la méthode pour y parvenir.
Il faudra que le PPS comprenne cela, car en refusant de proposer des alternatives, pire en refusant d’en débattre, les gauches occidentales traditionnelles participent, aux côtés de la droite, à faire de cette révolution fasciste la seule alternative. Une alternative terrible qui, élection après élection, prend le contrôle d’un monde qui cherche le changement. Et cela même si ce changement doit être une révolution fasciste et le triomphe du désespoir.
François Clément
Député Jeune Socialiste
Grand Conseil Vaud