La France, les "Gens du bien" et les hommes providentiels

27.01.2017

A mes yeux, il est un complément à apporter à l’analyse de Brice Touilloux sur la situation du Parti Socialiste Français (PSF). En effet, si remonter l’histoire est un moyen de connaître les raisons d’une situation donnée, ce n’est pas suffisant. Il importe aussi de considérer le cadre dans lequel se déroulent les évènements que l’on observe pour en comprendre l’enchaînement. Cela est d’autant plus important si l’on veut comparer deux organisations similaires, comme le PSF et le Parti Socialiste Suisse (PSS), qui ne disposent pas forcément du même cadre national, historique et culturel. Cela implique que les possibles réponses à donner aux problèmes soulevés sont différentes d’un cas à l’autre et sont à remettre dans un contexte particulier.
Cet essai se veut une critique constructive de l’article «La Théorie des gens du bien: Comment le Parti Socialiste Français en est-il arrivé là ?» par Brice Touilloux (1). L’objectif étant de contester certains points, d’en appuyer d’autres et de faire, si possible, de nouvelles propositions, car il est certain que le débat est toujours une très bonne manière de développer des idées.
La question de l’homme providentiel
Les nations, leurs organisations du pouvoir et leurs cultures politiques se fondent sur des mythes sur la base desquels ils établissent leurs fonctionnements. Ces mythes cadrent leurs actions en définissant des règles tacites. L’un des mythes les plus puissants de l’imaginaire collectif français est «l’homme providentiel»: l’idée d’un chef qui sauvera la nation et la guidera vers la grandeur par sa sagesse et la force de sa volonté. Le système politique français est bâti sur cette idée, où l’homme providentiel est incarné par le président de la république. Elu au suffrage universel, il se doit d’être le leader charismatique qui rassemble au-delà des partis politiques. Il concentrera ensuite énormément de pouvoir et c’est de lui que viendront les solutions aux problèmes des français. Toutefois, ce principe a un revers pervers, car ainsi le Président devient aussi responsable de tout l’appareil d’Etat, jusqu’au plus petit fonctionnaire de province. C’est alors que les dérives apparaissent: quel que soit le problème, l’on tendra à se tourner seulement vers ce personnage sensé être providentiel. Le prix de l’essence, les bouchons en Bretagnes, les attentats de Paris et la gestion des déchets à Marseille deviennent, aux yeux du public, tous du ressort du Président, sans distinction de juridictions. Celui-ci doit guider la nation entière et donc sauver le peuple de l’ensemble de ses problèmes.
Il n’est pas innocent que les figures historiques françaises mises en avant et utilisées comme mythes nationaux ne soient que rarement des groupes, des événements ou des courants de pensées, mais principalement des individus qui guident le peuple. Les exemples sont nombreux: Vercingétorix guidant les Gaulois face aux Romains, Charlemagne guidant les Francs vers l’empire, Napoléon menant le peuple, encore une fois, vers l’empire, et ainsi de suite jusqu’au général De Gaule guidant la France lors de la guerre et de sa reconstruction, y compris des institutions politiques, qu’il modèlera pour correspondre à cette idée de l’homme providentiel.
En comparaison, la Suisse préfère bâtir son mythe fondateur sur des événements historiques et mythes glorifiant l’union et la résistance du son peuple contre des tyrans. Le serment du Grütli, la bataille de Morgarten, la soupe au lait de Kappel sont les exemples de cette représentation du mythe helvétique. Ainsi, lorsque des individus sont mis en avant, ils le sont pour être glorifiés de leur comportement héroïque et leur dévouement pour le peuple suisse, pas pour leurs capacités à le guider. Un exemple célèbre est celui de Nicolas De Flue. Figure du Moyen-Âge et personnage important du mythe national suisse, qui, vivant en ermite dans la simplicité, sauva la paix entre les cantons en les amenant à trouver un consensus par amour de la paix et du peuple, du moins selon la légende.
Les courants politiques
Dès lors que le mythe fondateur de la nation française et de son pouvoir est basé sur «l’homme providentiel», cela définit un cadre à l’action politique. En effet, les politiques vont chercher à incarner cette «homme providentiel» qui doit sauver la nation et, pour ce faire, atteindre la plus haute fonction du pouvoir: la présidence de la république. Ainsi, quel que soit le camp politique, les «courants politiques» ne sont pas définis par une école de pensées, mais par le mythe de «l’homme providentiel» qu’ils doivent représenter. Les militants sont gaullistes, lepenistes, sakorsistes, mitterrandistes ou mélenchonistes. Ils se définissent donc politiquement par un leader et cherchent à porter celui-ci au pouvoir. En dehors des appareils politiques, les médias et le public ont, eux aussi, intériorisé ce mythe fondateur. Ils attendent ce sauveur, nourrissant ainsi les «courants politiques» bâtis sur des chefs charismatiques.
Pour ceux qui souhaitent la plus haute fonction du pouvoir et être élu au suffrage universel, il faut donc créer cette image de sauveur de la république que 84% des Français appellent de leurs vœux (2). Cela est clairement audible dans les discours des candidats actuels à l’élection présidentielle qui rivalisent «d’éléments de langage» pour décrire les périls qui menacent la France et à quel point ils pourront «rassembler» pour entamer «les réformes nécessaires» pour la sauver.
La communication avant la réflexion
Pour pouvoir incarner ce sauveur aux yeux du public, les candidats s’entourent d’une armée de communicants. Il faut créer, dans l’esprit du peuple, cette image de compétence et d’exceptionnalité, comme l’ont fait De Gaule ou Mitterrand, en s’adaptant à des techniques de communications «modernes». Le «Story telling» en est un parfait exemple et l’on peut le trouver actuellement dans la communication de tous les politiciens français aux prétentions nationales. Il est même des émissions de télévision centré que sur cela. Quoi de mieux que de raconter «l’histoire» d’un candidat pour démontrer son caractère providentiel? Une enfance difficile qui fait de lui une personne solide, son amour pour sa région et son pays à travers des anecdotes de jeunesse et une mésaventure politique qui lui a permis de renaitre remplit d’une sagesse nouvelle, le tout aboutissant à cet individu aux valeurs et propriétés exceptionnelles. En effet, il faut en premier lieu incarner cet individu sauveur de la nation et donc incarner différentes valeurs intrinsèques à celui-ci – fermeté, sens de la justice, jeunesse – qui permettront d’atteindre les sensibilités des sympathisants et électeurs. Les projets de société et vues idéologies passent en second. Lorsque ces principes sont mis en avant, c’est au service de l’image de l’homme providentiel sous la forme de «valeurs» qui lui permettront de guider la nation (3). Dès lors, le débat d’idées est remplacé par le débat d’individus. Par exemple, cela se constate lors des débats politiques télévisés, où les candidats sont testés sur leurs connaissances – nombres de chômeurs, types de sous-marins nucléaires, etc. – et sur leurs «valeurs» plutôt que sur leurs idées. Ainsi, une phrase du type «Je me moque de savoir le nombre exacte d’agriculteurs en France. Je ne vois pas en quoi cela rendrait ma politique meilleure!» peut avoir de graves conséquences en termes d’images, quand bien même la remarque peut être pertinente.
Pour pouvoir incarner ce sauveur, il faut aussi que l’appareil politique se rassemble derrière un candidat. Il n’y a pas de place pour la discorde interne dans un parti qui veut conquérir le pouvoir. Il faut rassembler le parti pour rassembler les Français. Il sera impossible d’incarner l’homme providentiel auprès de la nation entière si l’on n’a pas réussi à le faire dans son propre clan. Les débats, les contradictions, les luttes et les confrontations d’idées pour prévaloir qui pourtant sont l’essence de la politique, sont systématiquement étouffés et minimisés. Les idées doivent être formulées par le leader et non pas par une base bouillonnante qui pourrait remettre en question même le pouvoir et ses mythes. Dès lors, la formation politique des partis n’est plus basée sur les idées, mais sur les méthodes pour conquérir le pouvoir (1). Pas besoin de débattre et comprendre les idées, ou de les rendre cohérentes, quand on a des valeurs.
Les valeurs et les «gens du bien»
Ainsi, les partis incarnent des valeurs: la justice sociale, la paix, l’ordre, la sécurité, la tradition, la libre entreprise, l’égalité des chances, etc. On s’identifie à un parti selon des valeurs propres ou celles qui nous tiennent le plus à cœur. On se réunit dans des partis entre gens qui partagent ces mêmes valeurs: Entre «gens du bien» - au sens de l’article de Brice Touilloux. Cela accentue les problèmes de manque de débat, entre «gens du bien», le bien étant forcément dans son camp (on est évidemment d’accord sur ce qui est important). Si la politique est mauvaises, c’est que l’on s’est écarté de nos valeurs et non pas que les idées étaient mauvaises.
Au final, les partis se composent de deux catégories de membres: les chefs – possibles sauveurs, qui en ont la compétence, car, de gauche à droite, ils sortent de hautes écoles nationales, ou des même milieux sociaux, et qui incarnent des valeurs – et les militants – qui adhérent aux valeurs de leurs chefs et qui se doivent de les soutenir aveuglément dans la conquête du pouvoir.
Exercer le pouvoir
Quand le PSF prend le pouvoir avec François Hollande, le parti est complétement rassemblé autour du nouveau président. Le parti était entièrement modelé par le mythe de «l’homme providentiel» qui incarne des valeurs et qui va sauver la France. Comme toute l’organisation du parti est entièrement tournée vers la conquête du pouvoir de son champion, il le laisse de la place à aucune formation politique interne et aucun débat d’idées fondamentales. Le parti devait être uni autour de valeurs communes pour remporter la victoire. On pourrait résumer grossièrement comme suit: «Nous voulons absolument gagner, mais nous ne savons pas pourquoi et n’avons pas besoin de savoir, notre gagnant s’occupera de tout.»
Comme il n’existe plus de débat interne d’idées sur les objectifs politiques et l’exercice du pouvoir, le président se contente d’appliquer les méthodes qu’il a apprises dans les mêmes écoles que ses concurrents. Etant composée de personnes rassemblées par des valeurs plus que par des idées et n’étant pas formée à formuler des idées ou les débattre, tout en étant conditionnée à soutenir le «sauveur», la base militante ne peut pas être la source de la nouvelle manière d’exercer le pouvoir.
Finalement, forcément déçu que le président ne se révèle pas être un sauveur, mais juste un politicien de plus avec les mêmes méthodes que ses prédécesseurs, l’électorat se cherche un nouveau sauveur. Les valeurs ne définissent pas la politique que l’on conduit une fois au pouvoir. On peut bien être pour la «justice», la «paix», ou encore le «changement». Or, cela ne définit pas la forme que ces principes prendront et comment ils seront concrétisés. En bref, les valeurs sont subjectives et évoluent au fil du temps.
Sortir du cadre
Ce n’est donc pas que l’histoire du PSF qui l’a conduit là où il est aujourd’hui, mais aussi et surtout son incapacité à penser la politique en dehors du cadre du mythe de «l’homme providentiel». Un cadre que des mouvements comme «nuit debout» cherchent à briser, sous les rappels à l’ordre et à la conformité des médias qui tantôt méprisent le caractère infantile d’un mouvement sans chef (4), tantôt cherchent à lui en imposer un (5). Pour être véritablement la source du changement, un candidat à la présidentiel doit lui aussi apprendre à penser hors du cadre. Ceci est loin d’être la norme et n’est pas forcément récompensé par la victoire.
Le PSS, quant à lui, n’évolue pas dans le même cadre que son équivalent français. Bien sûr cela ne le met pas à l’abri des mêmes écueils. Toutefois, il est un mythe fondateur suisse qui est sans doute un cadre bien plus contraignant pour le PSS et qui se doit d’être dépassé: le mythe du «consensus politique». Il serait donc intéressant de voir en quoi ce mythe spécifique a influencé le développement du PSS. Par exemple, le caractère peu conflictuel du PSS, alors même qu’il est un parti minoritaire dans la plupart des institutions, pourrait s’expliquer par cette volonté de chercher le consensus. Ce même consensus est utilisé parfois pour justifier qu’un élu de gauche à l’exécutif applique une politique contraire aux idées de son parti. Les propositions d’activités politiques qui sont perçues comme sulfureuses ou agressives à l’égard des adversaires sont généralement rejetées par les partis politiques, car elles vont contre l’idée de la collégialité. Dans sa position anti-establishment, l’UDC a déjà entamé une sortie de ce cadre avec beaucoup de succès et semble profiter du manque de critique de la gauche envers le sacro-saint «consensus». Car en se présentant hors du cadre, l’UDC peut prétendre être seul contre tous et présenter tous les autres partis comme des équivalents, car moulés par ce même fameux cadre. Pourtant, le PSS aurait, lui aussi, sans doute avantage à penser hors de ce cadre, à reconnaître que le «consensus» se fait généralement à son désavantage et à avoir un discours critique à son sujet.

François Clément

Député JS au Grand Conseil vaudois

  1. https://www.juso.ch/fr/blog/2016/12/20/la-theorie-des-gens-du-bien-comment-le-parti-socialiste-francais-en-est-il-arrive-la/

  2. http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/03/la-grande-illusion-de-l-homme-providentiel_4358974_3232.html

  3. https://en-marche.fr/emmanuel-macron/

  4. http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/05/02/31003-20160502ARTFIG00098-nuit-debout-le-triomphe-de-la-loser-attitude.php

  5. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/04/27/01016-20160427ARTFIG00220-francois-ruffin-frederic-lordon-serge-halimi-un-trio-derriere-nuit-debout.php